Aragon et la chauve-souris (1)

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Nous avons à l’ITEM (Institut des Textes et Manuscrits), sur la proposition de Luc Vigier,  inscrit une série de conférences consacrées au « Bestiaire d’Aragon ». Commencé l’année dernière avec l’examen du cheval dans La Semaine sainte (par moi-même) ou, par Maryse Vassevière, celui des oiseaux, notre cycle se poursuit en cette rentrée par les fourmis (Luc Vigier) ou la chauve-souris (DB). Ces deux dernières conférences seront données à l’ENS du boulevard Jourdan le samedi 3 décembre prochain à partir de 9.30 h (entrée libre). Je pré-publie ici, en quatre livraisons successives, mon propre texte pour favoriser d’avance échanges et discussions. Toutes mes références de pages sont données dans l’édition de la collection blanche chez Gallimard.

C’est à la page 187 des Poètes (Gallimard 1960) qu’Aragon, dans un chapitre terminal où il s’explique avec (et par) Elsa, écrit :

La vie en mouvement quels doigts l’ont-ils saisie

Quel lexique y a-t-il pour le vent et le sable

Il faut substituer ô cœur inconnaissable

À l’ancien alphabet le radar poésie

 

Je vois sans yeux je suis une clameur sans bouche

Je suis le phare obscur qu’on appelle pensée (…)

De ce quatrain, Alain Badiou a tiré le titre de son essai sur Aragon (Gallimard 2020), Radar poésie. Je placerai donc mon propos d’aujourd’hui dans le fil de cet ouvrage, pour réfléchir un peu à ce modèle de la chauve-souris mentionné par Aragon comme en passant, mais gros pourtant de riches développements si nous voulons bien considérer qu’il s’agit ici, avec ce petit mammifère spécialement hybride, de penser ce que cela ferait de s’orienter dans le monde par les oreilles, ou en suivant les sollicitations de l’écho.

Douglas Hofstadter, voici plus de trente ans, m’avait alerté sur cette expérience de pensée proposée par T. Nagel dans un article devenu classique, « What it is like to be a bat », qu’est-ce que cela ferait d’être une chauve-souris ? J’avais mentionné alors cette problématique dans un sous-chapitre de mon livre La Communication par la bande (La Découverte 1991), où je soulevais la question des autres esprits, et des mondes en collision, « Chauvinismes et chauves-souris » : « Ces variations à la recherche d’autre espaces et systèmes mentaux butent sur notre ‘chauvinisme humain’, mais il est probable que celui des autres espèces est encore plus cloisonné : l’oursin n’imagine pas l’ours. Et l’huître ne redoute rien des fêtes de Noël » (op. cit. page 241).

Dans ce livre de 1960 finalement assez peu étudié (même si Ferré, Ferrat puis Leonardi en ont tiré de merveilleuses chansons), et que je n’ai commencé d’examiner moi-même que pour préparer cette séance, une question lancinante revient, qui sera reprise dans Le Fou d’Elsa (1963) : quel est au juste ce discours qu’on appelle poésie ? D’où surgit-il, et à quelles fins ? « Qui vraiment parle et d’où vient la chanson » (page 29) ?

La chauve-souris habite un monde sonore, elle s’oriente à l’oreille en se guidant d’après les échos que lui renvoient ses petits cris. Ce terme d’écho n’est pas rare dans Les Poètes, on le rencontre plus de vingt fois où il croise les questions de la rime, du croisement (pas seulement avec Elsa, mais aussi tous les poètes dont c’est ici la célébration ou le « tombeau »), donc de l’intertextualité, de l’imitation et finalement de l’amour, croisement ou rime par excellence. On devine combien cette problématique de l’écho s’annonce fertile pour aborder la poétique d’Aragon, mais elle suppose un glissement ou un retournement ; au rebours de la philosophie peut-être, le poète préfère la musique à l’évidence visuelle, la résonance au raisonnement. En célébrant les prestiges de l’ouïe au détriment de la vue, l’auteur nous déporte vers le monde obscur des sons, il explore leurs architectures sauvages, il subit leur puissance d’entraînement et sonde leurs abîmes. « Aragon, remarquait un jour ici Bernard Leuilliot, a l’oreille absolue… » Essayons, au fil de ce texte où la poésie et la théorie s’imbriquent, de mieux comprendre comment fonctionnait cette oreille, cette ouïe si singulière de Louis.

L’image encore furtive de la chauve-souris (mais il en avait été question page 21 déjà dans la chambre de don Quichotte, où elles pendaient par grappes aux baldaquins d’une poussiéreuse demeure) intervient donc vers la fin d’un livre consacré aux prédécesseurs qui furent des intercesseurs en poésie, ceux dont l’auteur s’inspire ou auxquels il doit un peu de sa propre parole. Qui vraiment parle et d’où vient la chanson… Mais on sait que le livre se clôt dans un splendide « Épilogue » par l’appel aux successeurs, qui reprendront, ou non, les mots, les rêveries et les injonctions ici formulés. Le poème, ou son problématique auteur, s’inscrivent donc comme les maillons d’une chaîne, ou d’une trame (« Je lui montre la trame du chant ») qui en amont comme en aval débordent de toutes parts le frêle individu.

Les Poètes se présente ainsi comme une immense, une inlassable enquête sur les pouvoirs des mots ou plus précisément de leurs sons, de quelles grappes ou obscurs croisements se détachent-ils, où vont-ils et avec quels effets, comment s’attirent-ils, s’aimantent-ils, se fécondent-ils… Cette recherche sera reprise dans les romans « métalinguistiques » qui jalonneront les dates suivantes, La Mise à mort (1965) avec la réflexion, très dramatisée, sur les pouvoirs du chant de Fougère, ou dans Blanche ou l’oubli (1967) les ruminations peu orthodoxes de Geoffroy Gaiffier autour de la linguistique, ou le chapitre sur le potasson et les racines des trèfles arrachés aux pavés du Moulin… Il est ironique de remarquer, dans le cadre de notre séminaire, que ce « radar poésie » surgit sous la plume d’Aragon dans une dernière section consacrée à un exercice assez surprenant de critique génétique appliquée à son propre texte, qu’il fait semblant d’autopsier jusque dans le détail de ses ratures.

Mais repartons d’une citation centrale (page 134),

Vite tu mettras par-ci par-là la frime d’une rime

Car l’homme est rassuré quand il entend l’écho

 Les coqs de l’écho

 De quelle frime ou de quelle assurance témoigne la rime ? Pourquoi dans l’œuvre d’Aragon ce labeur inlassable d’avoir ainsi marié les sons ? Quelles sont les raisons de la rime ? De quoi est-elle le symptôme, la tentative, le fantasme ? (Nous n’oublierons pas que cette contrainte de la rime, qui touche aussi à celle du rythme, débouche sur le chant, immense problématique chez un auteur dont, cas unique dans notre langue, plus de deux-cents poèmes sont à ce jour devenus chansons.)

De quelques raisons de la rime

 Aragon fut un formidable rimeur, et il a d’ailleurs consacré aux escrimes de la rime un essai en pleine guerre, « La rime en quarante », où il se flatte notamment d’avoir enrichi l’art poétique par l’invention de la rime enjambée. Pourquoi une telle insistance, qui peut passer pour anachronique voire désuète si l’on songe qu’un Eluard par exemple, ou la plupart de ses contemporains « modernes », n’ont pas montré le même souci ?

« Moi l’acrobate » : aux pages 157-158 Aragon enfonce le clou, avouant avoir consacré « le plus clair de mon temps mental au passage du mot à l’image et de l’image au mot ». Et, plus bas : « Si j’ai quelque chose à me reprocher c’est d’avoir insuffisamment assoupli mes jointures pour ce trapèze d’avoir / mal assuré le tremplin pour le saut d’avoir acquis trop peu cette dextérité verbale que parfois on me tient à crime »…

C’est à la même page qu’il relève cette assez merveilleuse expression de la langue russe qui, pour nommer le reflet d’une tache de soleil ou d’un miroitement sur le mur, parle d’un lièvre. Qu’on ait forgé un mot spécial pour ces reflets invite, inversement peut-être, à faire se refléter les mots entre eux, à suivre leurs courses folles dans la prairie des sons. « Les mots font l’amour », résumait Breton. Maître des vocalises ou de cette « escrime / De ma gorge » (page 117), Aragon aura avec un soin extrême favorisé leurs accouplements ; la toute première strophe, « Chanté (page 9)

Il y a ce soir dans le ciel

Veiné d’encre et de rose Nil

Ce ciel vanné ce ciel de miel

Ce ciel d’hiver et de vinyle

Des vols de vanneaux qui le niellent

 place la suite de ce grand poème de plus de deux-cents pages au diapason de cette virtuosité. Avec des réussites qu’il est permis de trouver exagérément cocasses, quand il fait rimer par exemple, dans « Complainte de Robert le Diable » (mise en musique par Jean Ferrat) Amphitrite avec cornet de frites (page 94). À la bourse des rimes, les meilleures seraient-elles les plus incongrues ? Celles qui, comme les « Beau comme » de Lautréamont dont Aragon n’a jamais oublié la leçon, télescopent ou collent ensemble des ordres de réalité ou de grandeur normalement séparés ? Cultivant en tous sens l’écho, lui-même ne se prive pas d’en produire d’espiègles ou de facétieux.

(à suivre)

Une réponse à “Aragon et la chauve-souris (1)”

  1. Avatar de Kalmia
    Kalmia

    Bonsoir!

    Ce mot « Chauve-souris », ce soir, chez moi a fait tilt.

    L’anagramme de ce mot est « souche à virus »

    Il est en France une passion partagée qui s’appelle « l’orthographe ».

    Je viens de faire une petite recherche et je trouve cet extrait d’une dictée où gens du peuple et universitaires de haute volée ont conjointement participé. Voici un petit morceau du texte :

    « Des gratte-ciel de Buenos Ayres aux hangars du Poitou, le petit mammifère suprasensible de la gent ailée et trotte-menu ne va pas droit dans le mur. Tout naturellement, sans la moindre explication, la chauve-souris s’est équipée d’un sonar prodigieux pour éviter les heurts.
    Monsieur de La Fontaine s’est servi du volatile avec belettes et canard pour instruire dans ses Fables, gens du peuple et gens de cour. D’un siècle à l’autre, foi d’animal, il a voix au chapitre sur la partialité des apparences… » (Fin de citation)

    Le sage dit selon les gens : Vive le Roi, vive la Ligue. C’est l’apologue de la fable de Jean de La Fontaine « La chauve-souris et les deux belettes ». Mais c’est aussi la citation mise en exergue par le physicien au chapitre de « L’onde et le corpuscule ou la partialité des apparences »

    Pas question, en cet espace, de jouer au savant avec l’expérience dite des « deux fentes » en se faisant pour un soir rosalbin ou perruche.

    Dans « L’air et les songes », Gaston Bachelard écrit :

    « Buffon s’est complu à définir la chauve-souris comme « un être monstre », son « mouvement dans l’air est moins un vol qu’une espèce de voltigement incertain, qu’elle semble n’exécuter que par effort et d’une manière gauche ».

    Et plus loin : « Pour l’imagination aérienne bien dynamisée, tout ce qui s’élève s’éveille à l’être, participe à l’être. Inversement, tout ce qui s’abaisse se disperse en vaines ombres, participe au néant. La valorisation décide l’être : c’est là un des grands principes de l’Imaginaire. »

    Brisons là.

    Et de conclure ce petit commentaire par cette nécessaire question :

    Dans les jeux et procédés intertextuels, Écho es-tu là?

    Kalmia

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  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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