Aragon, un portrait (2)

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Ouvrage de Daniel Wallard

Pourquoi des romans ?

Son acharnement à écrire des romans (d’abord contre l’avis de Breton), et à faire mention de ce genre quatre fois dans ses titres, pourrait relever d’une passion voisine. « Le roman, c’est le langage organisé pour moi. Une construction où je peux vivre » (Blanche ou l’oubli, Aragon souligne). L’enveloppe vitale du roman construit une sorte de maison (le dernier mot d’Aurélien), au sein d’un monde asphyxiant ; mais pour en écrire de bons, il faut savoir se quitter, explique-t-il en 1964 contre la vogue autobiographique (Aragon n’aimait guère Les Mots de Sartre, et n’aurait pas davantage défendu notre mode de l’autofiction) ; il résiste de même, en 1958, à classer La Semaine sainte dans la catégorie du roman historique, malgré l’extraordinaire érudition mise à reconstituer jusque dans le détail de leurs uniformes, de leurs paroles et de leurs rêves les protagonistes des Cent jours. Accepter cette étiquette serait en effet tomber sous la coupe des historiens qui se réclament gravement de la vérité, en renonçant à l’étourdissante liberté de l’imagination. « La vérité, cette mort de moi-même… » (Blanche ou l’oubli). Car le charme toujours du roman, c’est qu’on y a permission de mentir, c’est-à-dire de refaire le monde. « Le monde à bas je le bâtis plus beau » : ce vers du premier Aragon (Feu de joie, 1920) dit le b a ba de son esthétique, surréaliste ou réaliste : quitter et se quitter, pour reconstruire autrement. Plus tard (Traité du style, 1928 : « Je parle un langage de décombres où les soleils voisinent avec les plâtras »), il déclare créer au bord de la destruction ; et cette création, pierre de touche de la liberté individuelle ou sociale, toujours l’émancipe. Comme le répondit en 1939 Elsa à Jean Paulhan, qui lisait le manuscrit des Voyageurs de l’impériale (roman qu’il aima beaucoup, contrairement à Aurélien, au point de le publier en bonnes feuilles dans la N.R.F.), et s’inquiétait d’une possible contamination « marxiste » des idées du professeur Mercadier, biographe de John Law, « Aragon est bien plus libre que vous croyez ».

Cette souveraine liberté frappe en effet chez notre romancier : Aragon invente, il habite d’autres mondes, et nous aide à supporter ainsi celui-ci, où nous ne respirons que par le détour des fables. La question du réalisme est un nid de faciles querelles, où lui-même s’attarde peu : en un mot, le réalisme énonce le programme maximum, ce défi de l’infini auquel il (dé)mesure depuis le début sa parole. Car seul le choc du réel nous fait voyager, savourer, sortir de nous-mêmes pour aller au-devant des autres avec la passion de les comprendre et d’« avoir été peut-être utile », si réel nomme le socle de ce monde commun, ou partagé.

« Le déballez-moi ça de l’univers »

On ne saurait sous-estimer, à cet égard, l’activité de journaliste qui occupa tant Aragon. Rédacteur à L’Humanité dans les années 30, puis directeur (avec Jean-Richard Bloch) d’un grand quotidien, Ce soir, de 1937 à 1939, puis de l’hebdomadaire Les Lettres françaises de 1953 à 1972, Aragon aima à la passion cette « bagarre quotidienne pour la vérité » ; il adora le rythme trépidant des news, l’incongruité des faits divers, la sommation permanente d’un monde en gésine qui réclame au jour le jour sa transformation en récit. Comment mieux continuer La Défense de l’infini qu’en dirigeant Ce soir ? « Je ne peux pas penser à tout. Le monde est un habit trop grand pour mes rêves, mes cauchemars… (…) Qui on a tué, qui s’est jeté de la Tour Eiffel, ou la corde rompue sous les orteils du danseur au-dessus du Niagara ? Ah, perpétuel pile ou face d’apprendre avant tout le monde, de crier plus haut que le vent l’avion brisé, la chute d’un souverain (…) le déballez-moi ça de l’univers ». On saisit par cette déclaration de l’Œuvre poétique la continuité profonde entre le goût des collages du dadaïste-surréaliste, son esthétique du choc et des rencontres à la Maldoror (« Beau comme la rencontre de la machine à coudre et du parapluie sur la table de dissection »), la flânerie du Paysan de Paris curieux de tout ce qu’il croise, et la mise en œuvre réaliste des romans du Monde réel : une même mentalité élargie (comme disait Kant de l’esprit des Lumières) anime le journaliste, le romancier et peut-être l’amoureux, tous trois passionnés de se glisser chez l’autre, ou de se traiter soi-même comme un autre.

 Le romancier ne s’identifie pas nécessairement à ses personnages, mais il doit les nourrir, et pour cela les aimer en se distribuant par morceaux à chacun « comme de la brioche » (« Le Mentir-vrai », 1964). On s’est étonné que dans La Semaine sainte par exemple l’auteur ait traité avec une égale sympathie son personnel romanesque, qu’il soit progressiste ou réactionnaire. Mais c’est que le romancier parie sur ses personnages, les caricaturer (prévient la préface d’Aurélien) constituant la pire forme du désespoir. Aragon y cède quelquefois : Nizan en Orfilat dans Les Communistes, ou la triste Paulette des Voyageurs de l’impériale ; mais ce roman par exemple, s’il condamne Mercadier ne le défigure pas, et que dire de Dora, la monstrueuse et néanmoins si touchante (par ses rêves) taulière des Hirondelles ? Cette profondeur compassionnelle fut favorisée peut-être, dans le cas d’Aragon, par son natif, son irrémédiable trouble identitaire : celui qui excelle à bâtir des romans n’était au départ, comme Télémaque vis-à-vis d’Ulysse, le fils de personne. Ses personnages (Anicet, Catherine, Armand, Edmond, Mercadier, Pascal, Aurélien, Jean de Moncey, Géricault, Alfred-Anthoine, Geoffroy Gaiffier et jusqu’au narrateur anonyme de Théâtre/roman) lui furent des tentations, des esquisses de lui-même – « la clef des chambres interdites de notre maison », comme résume superbement la préface des Cloches de Bâle.

La confusion des genres

 Un trait frappant de l’art d’Aragon est de se développer avec la même aisance dans la prose et les vers ; comme Hugo, auquel on ne peut que le comparer pour l’énergie de son œuvre à couvrir le siècle (et de son auteur à se faire moquer, détester), il fut aussi immense poète que romancier. La chose est assez rare, et pose un curieux problème : pourquoi les genres ? Aragon très jeune les récuse, et déclare pour sa part ne pas distinguer entre le roman, la poésie, la philosophie, le journalisme ou les essais, tout lui étant « également parole » (dans un envoi de 1923 à son protecteur Jaques Doucet). Or cette parole fait l’objet, dès les premières pages d’Anicet, de curieuses investigations, et cette dimension linguistique, ou cette tenace mise en question de nos performances langagières, court comme un fil rouge depuis ses écrit surréalistes – « J’ai souvent décrit des phrases, quand on croyait que je les écrivais », prévient la préface du Libertinage – jusqu’à Blanche ou l’oubli (1967), dont en pleine saison structuraliste il imagine le narrateur, Geoffroy Gaiffier, sous les traits d’un linguiste. De fait, la culture linguistique charriée par ce livre est impressionnante, et c’est l’autre front des explorations de l’auteur : un réalisme conséquent ne peut scruter le monde « réel » sans évaluer les outils sémiotiques (pas seulement langagiers) par lesquels nous prétendons saisir ce monde ou en rendre compte.

Son programme n’est donc pas seulement tourné vers le monde des autres, il explore simultanément « la formation de la conscience dans l’homme », inséparable de nos catégories langagières et logiques. Le bariolage des paroles, leur dialogisme (Bakhtine) qui peut aller jusqu’à la cacophonie des voix dans le roman comme dans le poème – voyez Le Fou d’Elsa, ce monument élevé à la pluralité irréductible des langues – est le moteur de l’art d’Aragon qui écrit pour traduire : traduire en mots la nuance d’une couleur, d’un ciel, d’une étoffe (et c’est La Semaine sainte, ou Henri Matisse, roman), traduire ou dire un sentiment que tout le corps exprime mais qu’on ne s’avoue pas, « Ce parler muet des sens animaux… » (et ce sont les dialogues si pudiques, si mal aboutis d’Aurélien avec Bérénice), traduire enfin tout simplement, comme si c’était simple ! de l’anglais, du russe, de l’arabe  ou de l’allemand au français, car l’œuvre est parsemée de ces traductions virtuoses tout en discutant parfois leurs difficultés, leurs pièges. Lui-même nous rappelle au seuil de son Œuvre poétique que la parole (ainos en grec), qui renvoie à l’énigme, ne cesse pas de l’étonner. Comprimée dans les fameux « incipit » – ces phrases énigmatiques des débuts de romans –, toute parole demande à être confrontée, à être développée. Comme chez Proust, un personnage aragonien est d’abord une voix, et le roman une polyphonie virtuose de ces oralités ; mais mieux que chez Proust (qualifié de « snob laborieux »), Aragon écrit aussi des poèmes qui conduisent au bord du chant, ce croisement ou cet affrontement avec la musique constituant le critère de son art, son poinçon. En matière d’écoute, notre homme avait l’oreille absolue.

Croire, croître, croiser

 Croisement, ce maître-mot de l’esthétique ici résumée, donne son titre au plus large opus : Œuvres romanesques croisées d’Elsa Triolet et d’Aragon, en quarante-deux volumes chez Robert Laffont (1964-1974). On brade aujourd’hui, pour cause d’encombrement, ces gros bouquins que la Pléiade contribue à déprécier. Et pourtant, Aragon eut la passion d’entrelacer par eux son œuvre à celle d’Elsa, de faire qu’on ne puisse plus jamais les séparer. On n’imagine pas Malraux, ni Sartre, faisant pareil cadeau à Simone ou Clara ! Ce féminisme avant la lettre, bien attesté dès les années-dada, ou par la fin des Cloches de Bâle, n’était pas façade ou passade : sa correspondance montre Aragon mettant en avant les livres d’Elsa, les défendant par tous les moyens auprès des éditeurs ou d’éventuels traducteurs. Amoureux d’elle, il le fut de son œuvre et de ses personnages, il se croisa littéralement comme le paladin pour sa dame, selon l’expression courtoise du chevalier partant pour la croisade, avec un altruisme qui pouvait frôler le dédoublement psychotique ; en 1937, veillant Elsa victime d’une péritonite, Aragon passe une nuit d’angoisse : « Je me disais c’est moi c’est moi qui meurs » (Le Roman inachevé). C’est le moment de parler d’amour, et de son croisement fatal avec la politique.

Malgré une mise en garde perspicace du Paysan de Paris, « C’est de la statuomanie qu’elle périra, l’humanité », l’érotique d’Aragon tend au monument, ou à la statue – au risque d’écraser son objet, ou son sujet, comme on voit dans Aurélien le dangereux jeu du masque supplanter la vivante Bérénice. « C’est pratique d’aimer une morte, on en fait ce qu’on veut » : cet autre avertissement, tiré de ce dernier livre, porte loin dans l’histoire et le drame du couple. On lira dans les pages qui suivent la si terrible lettre d’Elsa à Louis en 1966, regimbant contre l’égoïsme de ce mari qui porte le monde à bout de bras sans s’occuper assez d’elle, sans jamais faire quelque chose ensemble, « même ma mort c’est à toi qu’elle arriverait »… Elsa ne fut-elle que pré-texte au sens fort du mot, occasion de sublimes poèmes d’amour qu’il s’enfermait pour écrire en la priant de patienter si d’aventure elle poussait la porte ? Les derniers romans, La Mise à mort, Blanche ou l’oubli, comme Aurélien déjà, apportent un matériau de choix pour documenter la jalousie, le narcissisme, les pièges de l’idéalisation et de l’ambivalence, les hurlements de l’enfant qu’on abuse, qu’on trahit, la perte d’identité, l’exhibitionnisme, les abîmes d’une position masochiste, et autres perversions de cette érotique fertile en démons. L’auto-analyse rouvre toutes les plaies, sans rien nous cacher des enfers de l’amour, Aragon n’y flatte pas son couple (mais tendrait plutôt à terriblement le noircir) – il savait ! Et il retourne à Elsa sa lettre en multipliant de son côté les plaintes : lui aussi pourrait dire – et il ne fait que ça dans ces derniers romans qu’on peut lire aussi à la lumière, très sombre, du poème Elsa et du Fou d’Elsa – « Personne ne m’aime » (un titre à elle). Sur tous ces points, on vérifie que la conversation du roman fonctionne et que nos deux auteurs continuent malgré tout de s’entendre, de croître l’un par l’autre à travers ces livres qui approfondissent entre eux le dialogue, et se montrent jusqu’à un certain point plus intelligents qu’eux. « Ma femme sans fin que j’enfante / Au monde par qui je suis mis » (Le Fou d’Elsa).

(à suivre)

Une réponse à “Aragon, un portrait (2)”

  1. Avatar de M
    M

    Bonjour!

    Ici, en ce billet, l’écharpe d’Aragon, autrement dit « la lingerie fine » est « légère à l’infini » par ses lettres confondues.

    Mais quel intellectuel écrit autrement sur le tissu, chez soi et au delà, pour mieux se re-trouver, ailleurs que dans un dictionnaire?

    « Ce fut une docte et très belle discussion, où intervinrent aussi Bence et Bérenger. Il s’agissait en effet de savoir si les métaphores, et les jeux de mots, et les énigmes, qui ont pourtant bien l’air d’avoir été imaginés par les poètes par pur divertissement, ne portent pas à spéculer sur les choses de manière nouvelle et surprenante, et je disais pour ma part que c’est là aussi une vertu qu’on demande au sage. » (Le Nom de la rose, Umberto Eco)

    A l’écoute poétique d’une émission, à l’écoute de la nature, est-ce dans « les empires érudits » (1) que l’on peut trouver le mot juste, Monsieur l’intervenant?

    (1) anagramme de « Esprit des Lumières »?

    M

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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