Ce que le paysage dit au visage

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« Montagnes/eaux »

Lac de l’Eychauda par Laurent Guétal (musée de Grenoble)

La lecture du livre de François Jullien, Vivre de paysage (Gallimard 2014), m’a remis en mémoire deux anciens numéros de nos défunts Cahiers de médiologie que j’avais coordonnés, le 14 « Interventions sur le visage » (actes d’un colloque tenu au Musée des Beaux-Arts de Lyon en 2002 avec des chirurgiens de la face), et le n° 15 « Faire face », où nous interrogions médiologiquement les passages de la face au visage, de l’avoir à l’être ou des téguments de la chair au fantôme voltigeant d’une âme.

Plusieurs des arguments ou des intuitions qui gravitaient alors autour de la bizarre et très spécifique phénoménologie du visage pourraient en effet croiser ce que Julien nous dit du paysage. La rime entre ces deux notions n’est pas fortuite, et peut fortement donner à penser. On a rarement procédé, que je sache et autrement que par le jeu de l’homophonie poétique, au rapprochement de ces deux mondes en réduction, un paysage / un visage, cela n’a pas été remarqué, cela ne s’imposait pas. Bonne occasion de faire, sur ce point, une pause.

 

« Sa ressource ne tarit pas ».

 

On ne se lasse pas de contempler un paysage, pas plus que d’admirer ou de guetter les mille nuancements d’un visage. Notre relation à ces « objets » (mot impropre comme nous allons le voir) n’est donc pas de l’ordre de la connaissance ; celle-ci s’épuise dans sa communication, on s’informe par la lecture d’un journal, qu’on jette ; on suit un magazine ou un talk-show, qu’on zappe après avoir « compris » ; le monde de l’information est normalement borné par la redondance, si bien qu’une nouvelle chasse la précédente et que le cours du temps, dans ce domaine, est orienté par la fraîcheur ou la valeur de nouveauté. De même le monde technique des objets est aspiré par la performance, nous ne vivons pas dans le même environnement de voitures, de frigos ou d’ordinateurs que nos aïeux, et nos objets par définition se déclassent – à la différence des sujets.

Poser qu’un objet s’épuise dans son fonctionnement autant qu’une information dans la connaissance qu’on en prend, invite à mieux réfléchir à notre relation avec ces nobjets (non-objets) que constituent pour  nous un visage ou un paysage. La riche méditation de Jullien sur ce dernier prolonge à cet égard la longue réflexion qu’il mène depuis toujours sur le fond, le fonds ou le foncier sous-jacents à toute les figures, ou aux objets qui s’en détachent ; antérieurs à ceux-ci, il convient de percevoir ou de mieux considérer en effet une présence du milieu, du médium ou d’un environnement (qui intéressent également notre médiologie), fond(s) d’une donation primaire, d’autant plus prégnante qu’elle passe inaperçue, ou qu’elle relève de la connivence plus que d’une connaissance déclarative ou consciente.

vue-prise-c3a0-saint-egrc3a8ve-jean-achardJean Achard, paysage de Charteuse vu depuis Voreppe

Le paysage, argumente à l’ouverture de son livre Jullien, n’est pas la vue et ne s’y ramène pas, ne s’y limite pas. J’avancerai, pour résumer son argument, que le paysage constitue la chorè (au sens de ce mot dans chorégraphie : l’enveloppe, la matrice, l’espace de déplacement où se meut un corps…) de la vue ou de tous nos objets de vision : un paysage excite d’autres sens que le regard, il donne à entendre, à sentir, il invite à un parcours interminable, à une randonnée qui mobilise l’élan ou la projection des muscles ; et il déborde d’autre part chacune des vues qu’on peut y découper par le sentiment qu’en lui, ici, repose un monde, à la fois stable et en formation, en genèse permanente…

Dans l’étagement de ses plans qui vont se dissoudre ou fusionner à l’infini, il nous communique d’autre part (et à la différence du jardin) ce sentiment d’une échappée ou de lignes de fuite que nous ne pourrons jamais circonscrire, jamais embrasser. La transcendance, sans coupure d’avec ce monde-ci, est donc au cœur de notre expérience du paysage ; nous nous éprouvons par lui à la fois contenus et débordés, confrontés à un essor (le contraire de l’étale) irrésistible.

Or tout ceci s’observerait pareillement sur le versant du visage : parmi tous les objets de la vue, le visage s’isole immédiatement comme un nobjet, par cela d’abord que ce visage éventuellement me regarde, et constitue autant que le mien le foyer d’une subjectivité. Aucun trait du visage ne se donne donc comme chose, tous sont subsumés ou autotranscendés par leur somme, cette figure jamais inerte ni inexpressive mais toujours en propension d’émettre et de me surprendre : un visage est une fontaine sémiotique qui ne cesse de « parler » (fort au-delà d’éventuelles paroles) ; lui aussi recèle un infini, l’intériorité qui affleure et ne se livre jamais entièrement ni en clair, lui aussi déborde la vue (un visage invite au dialogue, au toucher, éventuellement au baiser où toute vue s’abolit), et me déborde – dans ma capacité de saisie ou de déchiffrement. S’il me contient (d’où le fameux respect qu’inspire la confrontation du visage), il peut aussi m’envahir, me dominer, me dessaisir ou m’entraîner à la conversation, une relation réciproque où chaque terme ou sujet tient sa naissance de l’autre, un copilotage sans hiérarchie, sans maîtrise, sans vouloir-saisir unilatéral… On ne s’empare pas plus d’un paysage que d’un visage, on les apprivoise, on les déroule, on les laisse advenir.

 

Constance

 

Un paysage pourtant est toujours là, on le quitte puis on y revient pour le trouver (presque) inchangé malgré ses subtiles variations. De même un visage, à travers les âges et depuis les photos d’enfance jusqu’à la grande vieillesse conserve un invariant mystérieux que nous nous plaisons à déchiffrer au fil de ses portraits ; une expression qui n’est qu’à lui, une identité sous-jacente signature de ses traits. Or cette autotranscendance du même ou de l’idée opère à même la peau, ou en rase-mottes ; le paysage pas plus que le visage ne coupent le monde en deux (le ciel/la terre, l’âme/le corps, l’intérieur/l’extérieur, l’intelligible/le sensible…), ils enveloppent ou empaquètent subtilement l’un dans l’autre, ils nous mettent à la fois devant (dehors) et dedans.

Jullien propose sur ce point de la stabilisation ou de l’idéal planant sur le sensible un détour par la notion si galvaudée d’esprit, reprise ici dans son acception d’esprit de sel, ou de vin : du paysage émane une aura. Notion elle-même suspecte et peut-être mal dégrossie sous la plume de Walter Benjamin, qui la définissait comme « l’unique apparition d’un lointain ». Il est frappant que notre expérience du paysage joue à entremêler ou à tisser le lointain et le proche, l’unique (la première fois) et le toujours ; mais que dire alors du visage, qui ne s’ajuste exactement ? L’aura a donné l’auréole, qui surligne sur les images pieuses la puissance de rayonnement des traits ; soit de cet infini, entretien passionné, déchiffrement interminable auxquels nous invite ce visage qu’on ne saisira jamais adéquatement du premier coup, qui se donnera peu à peu par esquisses ou sous des aspects toujours recommencés, comme dit le célèbre incipit d’un des plus beaux romans qu’on puisse lire, « La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide »…

 

Tensions

 

Un paysage pas plus qu’un visage ne sont automatiquement beaux. Si l’harmonie ou l’accord ne sont pas pour eux des qualités obligatoires, ils méritent en revanche notre attention soutenue par une qualité de tension, ou d’intensité qui peut aller jusqu’au conflit de leurs composants : « montagnes/eaux » ou « vent/lumière » dit la langue chinoise, « franchement laide » ose Aragon. L’énergie prend son essor de cette contradiction, on se branche sur un paysage ou sur un visage comme on recharge un appareil à une prise de courant. Le visage ou le paysage plaisent moins par leur ordre que par un don d’activation, de relance de l’essor (à la différence ici encore du jardin, où une nature enclose et quelque peu châtrée perd en vitalité). Ils ne sont pas toujours beaux (car il y a des beautés fades), mais nécessairement toniques (le contraire de l’atone). Même laid, surtout laid parfois, un visage ouvre (du sein même de sa proximité) sur l’infini, sur une réserve ou un retrait inépuisables auxquels l’amoureux sait qu’il peut suspendre sa vie… Remarquons sur ce point qu’il est peu de visages indifférents ; à proportion qu’il m’attire, au lieu de me repousser, tel visage me rend adhérent, complice ou connivent, j’entre avec lui en communication tacite, je suis touché.

Face au visage comme au paysage, je me découvre donc impliqué, partie prenante et partie prise ; plus précisément, je me sens entre : parmi ces montagnes-eaux, ou parmi ces nuages et rayons de soleil qui ne cessent de brouiller et d’illuminer tes traits tels que je les aime, et que je crois les connaître alors qu’ils me déconcerteront et me surprendront toujours. Le paysage, décide François Jullien à la recherche dans ce livre comme avec tous les autres d’une nouvelle ontologie, me fait glisser de l’être à l’entre. Je suis (des)saisi et je respire mieux, le moi s’aère.

 

C’est tout !

 

Dernière ( ?) remarque, un paysage contient le tout du monde, ou m’en donne localement l’équivalent. De même tel visage retient ou contient en lui toute l’humanité, mais sur un mode unique – et la procession des visages dans le beau film Human de Yann Arthus-Bertrand nous rendait celle-ci sensible, nous la faisait toucher incomparablement. Comment expliquer cette réversion du local au global, de l’exemplaire au genre, sinon en remarquant peut-être que les traits extérieurs du paysage, comme du visage, se muent en intime ou en plus intérieur quand par connivence ils s’engouffrent en moi, ou moi en eux ?…

Je m’éprouve hanté ou habité par quelques paysages/visages, et ce couple que nous formons me comble car je sais, tant que dure cette expérience, que la région où vivre (Mallarmé) se trouve bien ici.

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Quelle puissance dans cette rime accolant nos deux mots ! La plupart des rimes se contentent d’apparier les sons ; or les vrais poètes (Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Apollinaire, Aragon) ne caressent pas seulement l’oreille par le chant du signifiant, ils cherchent entre les sons le signifié, ils explorent à la faveur de l’écho une plus profonde affinité. On appelait cela, du temps de mes études littéraires, la rime sémantique.

2 réponses à “Ce que le paysage dit au visage”

  1. Avatar de Alain Lipietz
    Alain Lipietz

    Très juste, merci. Quelques réflexions parallèles ici :
    http://lipietz.net/Le-paysage-entre-pays-et-visage-une-approche-ecologique

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Merci Alain d’ajouter votre papier au mien, ils se complètent très bien ! La chose à dire plus fermement, touchant le parallèle du paysage et du visage (selon Lévinas), est que le visage, comme le paysage, m’inspire le respect – ou plus exactement que je me sens responsable de ce visage (selon Lévinas toujours) : cette responsabilité, face au paysage, a des conséquences écologiques évidentes, tout paysage est bien l’un des visages de Gaïa.

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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