À l’intention des agrégatifs de philosophie, je propose ici une nouvelle « fiche » tirée de mon ouvrage La Crise de la représentation.
Je n’ai jamais beaucoup aimé Guy Debord, ses antithèses tranchantes, ses formules péremptoires découpées pour la citation mais indifférentes à toute enquête critique : on n’imagine pas leur auteur débattant, ni s’abaissant à l’épreuve de la vérification.
Le succès du livre La Société du spectacle auprès de ceux-là mêmes, journalistes, folliculaires et courriéristes qui auraient dû plier sous sa critique, la folle enchère qui aboutit au rachat de son manuscrit par la B.N.F., seraient-ils proportionnels à la somme de contre-sens et d’étourderies accumulée dans cet ouvrage ? Le phénomène demande éclaircissement. Je m’y suis un peu risqué dans le premier de nos Cahiers de médiologie consacré à « La Querelle du spectacle » (Gallimard 1996), j’y reviens au chapitre 4 de La Crise de la représentation qui passe en revue « Manifestation, représentation, spectacles », pour tenter de distinguer un peu ces notions au lieu de les enfourner dans un grand sac, où tout devient gris.
Et certes, on lira longtemps encore les Manifestes situationnistes pour leur pressant et invitant appel au sursaut de « la vie ». Comment ne pas les suivre dans leur désir d’une morale et d’un art replacés au plus vif des conditions quotidiennes ? Ou quand ils exigent de la poésie qu’elle se manifeste aussi dans la forme des villes, dans l’expression d’un visage ou dans la composition artiste des fameuses situations ? La force de Debord est d’avoir protesté contre un art, une pensée et un travail séparés.
Les ferments partout à l’œuvre de cette séparation qui réduit le monde en miettes se nomment la marchandise, l’argent, ou l’essor irrationnel de la valeur d’échange, fort au-delà de tout usage. L’économie s’est autonomisée, et ce segment jadis limité des affaires humaines menace désormais d’une domination totale ou totalitaire toutes les autres : les affaires sont partout les affaires. Pourtant, contre cette fragmentation qui arrache chaque jour à nos existences des copeaux happés par les échanges marchands, la question de l’usage insiste : au bout du compte, qu’aurons-nous acheté avec notre peine ? Et comment aurons-nous usé (de) notre vie ? Cette vie a tant de façons de renoncer à elle-même, de s’enliser ou de déchoir (comme y insiste de son côté si justement François Jullien)…
Debord nomme image et spectacle cette séparation d’une énergie qui choisit de se regarder à bonne distance, au lieu de s’incarner dans une action et une jouissance effectives. L’image n’apporte qu’une fausse synthèse, et le stade des images aujourd’hui proliférantes traduit notre impuissance à réunir ce que la division du travail et les échanges marchands ont pulvérisé sans retour ; une insidieuse dislocation nous coupe de nous-mêmes, « le spectacle » frappe d’atonie des sujets ou des citoyens inaptes à se rassembler dans un projet ou une communauté véritables.
La dénonciation du spectacle a donc pour elle l’évidence du bon sens : la pin up qu’on ne peut toucher sur l’écran, les vitrines de la consommation ordinaire, le baratin télévisé d’un animateur de talk-show ou les mille frustrations du teasing publicitaire permettent à chacun de souscrire immédiatement à la critique énoncée par Debord. Dépassons pourtant ce truisme en nous demandant quelle société n’a pas été « du spectacle », ce que recouvre ce mot-valise dont les modalités sont historiquement et techniquement très diverses, et toujours datées, quelles forces sociales enfin ou quel sujet politique pourraient aujourd’hui prendre en charge la critique situationniste.
On peut distinguer chez Debord quatre discours ou strates enchevêtrés, une critique morale, esthétique, sociale et politique ; si l’auteur plaît généralement par sa vie et son style, cette approbation ne suffit pas à valider une théorie qui ambitionne de décrire les principales mutations du monde contemporain ; sur la question des médias en particulier, l’exigence d’une vie immédiate partout postulée par Debord reconduit sa critique dans les ornières de la médiaphobie la plus traditionnelle, celle qui oppose lourdement la technique à la vie, sans jamais se demander ce que la formation de notre humanité proprement dite – de notre culture, de notre autonomie – doit à nos artefacts techniques.
En réaction contre son époque travaillée par le théâtre de l’absurde, par le nouveau roman puis les diverses déconstructions structuralistes, Debord a misé sur un sujet fort, maître de lui-même comme de son énonciation, de son action ou de son style. Le tournant opéré par Derrida, ou par une éventuelle médiologie, analyserait utilement, au rebours de ces thèses, une notion de spectacle qu’il convient de spectraliser. Car les spectacles très différents qui en effet nous hantent sont loin d’avoir la substantielle évidence, ni la stabilité ontologique que leur prête Debord. « À mesure que la nécessité se trouve socialement rêvée, le rêve devient nécessaire. Le spectacle est le mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n’exprime finalement que son désir de dormir »…
Le consensus qui a très tôt entouré ces formules ronflantes (dormitives ?) fait soupçonner sous leur virulence superficielle une critique molle, propice au conformisme. Sur le spectacle, Debord a deux fois tort : quand il le définit par la représentation pour en passer condamnation, au nom d’une préférence très classique pour la présence à soi, l’action ou le dialogue (« Le spectacle (…) est le contraire du dialogue. Partout où il y a représentation indépendante, le spectacle se reconstitue », etc.), il ne voit pas que cette mise à distance fonde aussi ce qu’on appelle l’ordre symbolique en général. Partout où intervient la coupure sémiotique (l’ordre des signes n’est pas celui des choses, le mot chien n’aboie pas), cette distance représentative apporte une frustration sans doute mais aussi un dressage sans lequel point d’éducation, ni de culture dans son ensemble.
Le spectateur n’est donc pas nécessairement l’être méprisable que Debord stigmatise ; et les études de réception, aujourd’hui nombreuses, insistent assez sur les effets performatifs et créatifs dans le traitement des messages textuels, sonores ou visuels – le rejet, le zapping ou le détournement ironique s’intégrant aux modalités très variées du bien nommé traitement.
Rousseau, « Il faut des spectacles à la République »
On rêvait autour de 1968 d’immédiateté, avec une impatience primaire. Nous aurions tendance à mieux considérer, aujourd’hui, les représentations majestueuses et transcendantes issues de l’ordredu livre, à proportion que ces représentations s’éloignent, c’est-à-dire en réalité se rapprochent ! La mise à distance en effet, la mise en symbole, en représentation ou en différé sont désormais menacées par les toujours plus nouvelles « technologies de la communication », et c’est l’autre erreur de Debord, ou sa myopie chronique : appeler de ses vœux une certaine fin de la représentation quand elle est en train d’arriver, mais du mauvais côté de l’Histoire, avec les tyrannies du direct, de l’intimité, du contact ou de la présence, qui constituent autant de plaies médiatiques et d’effondrements symboliques.
Une culture décline, organisée depuis (au moins) quatre siècles autour de la forme distante et sévère du livre, dont l’efficacité symbolique rejaillissait sur les arts de la scène ; elle se trouve déclassée par les technologies numériques, qui conduisent moins au règne du tout-image – vitupéré globalement dans les films et les écrits de Debord – qu’à la montée en puissance du direct, du live, de l’interactivité, du toucher et des formes just in time de mille manifestations. Généralement dirigées contre la simple vue et « au nom de la vie », celles-ci rapatrient les représentations esthétiques, politiques, culturelles ou publicitaires en deçà de la coupure sémiotique pour les infiltrer dans les mondes propres, au plus près du corps ou de l’intimité de chacun. Au fond, le bon vieux spectacle nous protégeait. Sa distance tant dénoncée par Debord agissait comme un pare-chocs.
Apostrophes de B. Pivot, promotion ou déclin du livre ?
En cassant de mille et une façons la distance représentative et la convergence des regards, en multipliant les écrans, les technologies numériques accélèrent le démantèlement du spectacle, désormais distribué à domicile comme l’eau (et par les mêmes opérateurs), privatisé, domestiqué puis remonté par chacun dans la clôture de son propre monde. La société du spectacle privilégiait un regard frontal ; notre montante société de contact contourne ce regard et préfère d’autres manipulations moins visibles, jouant « la vie » contre la vue : les terminaux relationnels de la téléphonie mobile, d’Internet, des jeux vidéos ou des baladeurs MP3 ne relèvent guère du spectacle ; comme la prothèse du film eXistenZ de David Cronenberg (1999), ils se branchent directement sur nos nerfs. Cette dérégulation du capital symbolique, qui n’est pas forcément une catastrophe, accompagne partout la montée de l’individualisme – que les spectacles retardent.
eXistenZ, film de David Cronenberg
Une explication avec Debord devrait donc porter en priorité sur les sens à donner aux modalités de la séparation, ou sur une histoire du détachement, qui commande aux spectacles comme à l’autonomisation des individus, de la marchandise et des signes, notamment ceux d’une monnaie de plus en plus abstraite ; on y dirait la séparation tantôt bonne et tantôt mauvaise, mais pas forcément diabolique– malgré l’étymologie de ce mot, qui signifie le contraire du symbolique. La question de l’individualisme contemporain se poserait nécessairement, que Debord ne traite pas, préférant opposer de vagues communautés organiques aux modernes, et pour lui décadentes, sociétés du contrat. Lui-même marque pourtant son dégoût du village, qu’il soit ancien ou global, étui suffocant propice à l’espionnage mutuel et aux haines. Mais par quoi remplacer les villages, sinon par les réseaux plus sophistiqués de nos relations médiatisées ? Si l’horizon de nos aïeux borné au clocher de la paroisse nous fait horreur, pourquoi incriminer mécaniquement l’automobile, la télévision ou les ordinateurs d’appauvrir la vie vécue ?
In girum imus nocte et consumimur igni, nous tournons en rond dans la nuit et sommes consumés par le feu… Ce splendide titre-palindrome (attribué à Virgile ?) dont il décore son principal film nous laisse loin du compte, où retrouver le feu ? Je ne peux lire longtemps Debord, le ton d’emphase grand-seigneur de ses phrases qui se mordent la queue, sans ressentir un goût de cendre. L’immédiateté, le direct, le sursaut de « la vie » peuvent flatter nos impatiences, mais ces slogans ne constituent pas une pensée critique.
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