Fès l’Andalouse

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Une belle péripétie de ce mois de juin fut d’être invité au Festival de Fès (« Musiques sacrées du monde »), par le directeur de la Fondation, Faouzi Skali – invitation déclenchée de fait par Leili Anvar, la coproductrice des « Racines du ciel » à France-culture, auprès de laquelle  je me trouvais conférencer en avril à Grenoble, dans les cadre des « Détours de Babel ». Fès fut donc un agréable rebond de ces premières rencontres : Faouzi avait mis l’Andalousie à l’affiche, et ils n’avaient trouvé personne pour y parler du Fou d’Elsa d’Aragon !

La chose s’engagea très mal : j’avais prévu de voler le mardi 11 à 12 h., sans me douter que les aiguilleurs du ciel déclencheraient alors leur grève. Avis aux passagers de Royal Air Maroc, n’attendez de cette compagnie aucun secours, aucune information en cas de perturbations. Le guichet de l’avenue de l’Opéra était tenu par une seule personne (vingt attendant devant), et à Orly, eh bien nous avions à Orly les moquettes pour passer la nuit car nous avions reçu pour seul conseil de guetter l’ouverture de leur bureau à partir de 5 h. 30 du matin, afin d’être les premiers à mériter une carte d’embarquement. Après avoir patienté tout mardi, il a fallu ajouter mercredi pour mériter de décoller à 8 h. du soir, voler sur Casa où la correspondance nous a déposés à Fès à 1 h. du matin, 36 heures après l’horaire normal… Le plus rageant était de voir les passagers dont par hasard le vol était maintenu (un avion sur deux ou trois) nous passer sous le nez, sans que les hôtesses cherchent le moins du monde à répartir l’attente entre tous. Excédée, une fille a crié plus fort que les autres et ça a débloqué notre attente : la liste des passagers « overbooked » (qui embarquaient jusque là sans problème si leur avion décollait) nous a été rétrocédée.

Nous avons donc raté, Françoise et moi, deux soirées à Fès, mais les trois restantes valaient l’attente et le voyage. Le Festival traite ses hôtes en seigneurs, taxi personnel et guide à discrétion, hôtel tout confort, et surtout : public intelligent, chaleureux, les gens viennent là en fidèles, et pour échanger. Nous partagions essentiellement notre temps entre le musée Batha (trois après-midi de 4 à 6) et la Bab al Makina à la jauge beaucoup plus ample : entre les remparts crénelés, une scène dressée devant la porte, avec écrans géants et jeux de lumière, fait face à quelque 7000 places. Le jeudi soir s’y produisait Assala Nasri, chanteuse syrienne de variété programmée là par concession aux goûts du grand public, soirée pas vraiment intéressante à nos yeux (à nos oreilles) sinon l’excitation du public, d’ailleurs bon enfant et d’une moyenne d’âge juvénile. La chanteuse a créé l’incident, dont tout le monde parlait le lendemain, elle a écourté son récital en quittant la scène sans prévenir, prise d’un malaise et paraît-il en larmes : la directrice du palais Jamai, où Assala dormait dans la suite royale, nous a soufflé ce qui se murmurait déjà, qu’elle avait pris des amphétamines ou de l’herbe pour soutenir le choc du public, et qu’elle ne l’avait pas supporté jusqu’au bout, l’effondrement nerveux ne laissant dans ce cas aucune ressource.

Les deux soirées suivantes furent beaucoup plus touchantes, vendredi avec les Gospels de Ladysmith, en fait deux groupes, d’hommes et de femmes débarqués d’Afrique du sud, et accompagnés d’une certaine Butterscotch, fille de Californie spécialisée dans de curieux bruits de bouche articulés au micro : soirée délirante par la joie de vivre, l’enthousiasme, l’ivresse générale du plateau. Nous avions rejoint le premier rang, où mon vieux copain Edgar Morin, invité au Forum du Festival, se trémoussait comme un jeune homme (malgré ses 92 ans) ; sa femme Sabah qui l’accompagne partout est sociologue (elle a étudié à Grenoble) et marocaine je crois, tous deux regagnaient dimanche leur appartement de Rabat, et ils sont chez eux au Maroc.

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Et le samedi soir, la scène revenait à Patti Smith pour clôturer le Festival : cherchant la veille Edgar à son ryad, nous étions tombés sur Patti qui y tenait une conférence de presse aménagée pour vingt personnes : vieille dame souriante sagement posée devant son micro, dont le message disait « I’m a mother, I’m an artist »… La Patti de scène fut bien différente, sorcière déchaînée dans le tourbillon des lumières et la montée des décibels, elle avait chaussé des bottes à gros talons pour marteler le plancher, et trouvant sans doute le public encore trop sage, elle choisit, pendant que ses musiciens jouaient sans elle, de se ruer dans la salle pour y danser, très vite rejointe par tous les premiers rangs, dont Edgar, toujours projetant ses poings alentour et se dandinant. Les personnalités des ambassades (un rang d’énarques français reconnaissables à leur tenue guindée) se trouvèrent brutalement coupés d’un spectacle qui très vite dégénéra en ambiance de boîte, car quand le public est sorti des rangs, comment l’y faire rentrer ? Quelques hommes de la sécurité s’y essayèrent puis renoncèrent, en sautant à leur tour sur les sièges et en plongeant dans la danse générale.

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La lady de 67 ans a encore un sacré punch ! mais elle joue en force, avec un masque de dureté fréquemment plaqué sur le visage. Je songeais, la regardant, à l’infinie distance entre elle et par exemple Leonard Cohen. Leonard (qui chantait hier 18 juin à Bercy) devait venir à Fès, et il signera peut-être pour le vingtième Festival, l’an prochain. Chanteur tout en douceur, en ferveur, chanteur à la voix intérieure au lieu que Patti choisit l’excès, le maximum de bruit et change la ferveur en clameur. Ce qu’attendaient sans doute ses fans, très nombreux au Maroc, qui reprenaient ses paroles, qui semblaient reconnaître chaque chanson. Moi, je la connais très peu ; j’ai lu Just kids en folio, où elle parle longuement du Chelsea Hotel qu’elle a habité, mais pas du tout de Cohen qui en a tiré une chanson immortelle – ils ne doivent pas beaucoup s’apprécier. D’ailleurs, Patti n’est pas écrivain ni poète et sa prose est plate, sans recherche particulière.

Le site de Bal-al-Makina est magique à la tombée de la nuit, quand les ciseaux des hirondelles qui volent entre les remparts déchirent le ciel à petits cris. Celui du musée Batha n’est pas mal non plus, avec sa cour ombragée de grands arbres, et nous y avons vu successivement le groupe Axivil Aljamia venu d’Andalousie, très beau concert de musiques arabo-andalouses qui remontent au XVI° siècle, avec en particulier trois voix d’hommes, l’une d’inspiration gitane, une autre de basse chaude et tirée des profondeurs, avec comme instruments deux violons, la contrebasse mais aussi deux ouds, une vielle et des tambours. Deux chanteurs le lendemain, Françoise Atlan venue de Jérusalem et Maher de Palestine, croisaient leurs voix et finissaient en duo, belle anticipation d’une proximité judéo-palestinienne qui n’est pas prête pour la réconciliation, dont la musique donne une image facile… Malgré la chaleur, l’homme chantait en cravate et costume sombre boutonné, comme dans un radio crochet des années cinquante. Et le samedi, autre moment étourdissant, Batha accueillait Lo Cor de la Plana, un groupe gouailleur du quartier de la Plaine à Marseille, chantant en polyphonie avec le seul soutien des tambourins, merveilleux d’entrain et de drôlerie…

Il y eut des cocktails autour des piscines, pour se retrouver entre conférenciers, et un très bon repas offert par Faouzi pour fêter Edgar et ses amis. Il y eut la projection du film Le premier homme du réalisateur italien Gianni Amelio, avec Jacques Gamblin dans le rôle de Camus. Film merveilleux de justesse, de délicatesse pour dire la position difficile de l’écrivain, en équilibre entre deux voies également fatales, et film qui réussit très bien à montrer la pauvreté, l’enfance, et la distance infinie entre les blancs et les arabes, l’imbécile dureté de la colonisation. Je croyais ce film inédit, mais Benjamin Stora qui le présentait nous apprit qu’il était sorti en France en mars, où il ne tint que deux semaines, coulé par la critique (dont un article dans le Monde de T. Sotinel, qui l’assassina). Sotte, stupide critique incapable de reconnaître la qualité méditative, la « pensivité » qui rayonne ici – car comment filmer un écrivain, un penseur ? C’est aussi le défi (relevé) du film sur Hannah Arendt. Seule erreur ici, quand Gamblin s’adresse à un voisin en arabe, que Camus ne parlait pas…

Et il y eut ma propre conférence au palais Jamai, vendredi matin et devant au moins trois-cents personnes, où je parlais (encadré par celles de Leili, puis de Michael Barry qui est ici une vedette) de l’Andalousie d’Aragon dans Le Fou d’Elsa. Sujet porteur, toujours à reprendre tant la chose à dire foisonne, et exige des précisions, des digressions. Il est incroyable qu’Aragon ait réussi à écrire ce gros volume de 450 pages en quatre années, de 59 à 63, tout en s’acquittant d’Elsa, des Poètes, et surtout du labeur acharné de l’Histoire parallèle de l’URSS… Dans ce poème qui est aussi une épopée et un roman, nous descendons en effet dans le grain de Grenade, assiégée et vaincue en 1492, et Aragon y refait l’histoire du point de vue des perdants (comme il récrit celle de l’URSS contre une historiographie précédente, trop stalinienne). L’oralité est miraculeuse et on ne peut que lire ce poème tout en en parlant, citer ces vers qui ont inspiré les chansons de Ferrat, d’Ogeret, de Monique Morelli – mais non de Ferré, dont le disques est sorti deux ans plus tôt. Je ne peux refaire ici ma conférence, à laquelle assistait Edgar campé au premier rang, et qui m’a tendu les mains pour une embrassade fervente, malgré sa détestation d’Aragon. Mais j’ai retrouvé, pour la préparer, une archive très accessible sur France culture, l’émission d’Abdelwahab Meddeb « Cultures d’islam » intitulée « Le Fou d’Elsa » où nous dialoguons tous deux avec passion autour de ce livre une heure durant (il suffit de taper sur Google ces mots-clés pour l’écouter comme en direct). Qu’il est émouvant de ranimer un pareil poème dans ce cadre du festival ! Autour de Grenade comme de Fès, le rêve n’en finit pas…

Une réponse à “Fès l’Andalouse”

  1. Avatar de carrez caude

    Merci mon cher Daniel,
    On s’y croirait (même aux apéros au bord de la piscine ainsi qu’au premier rang avec Edgar !
    À vendredi 28 pour la suite de notre feuilleton !
    Amitié
    CC

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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