Filmer la conscience (W.A., « Le Rêve de Cassandre »)

Publié le

Encore un film sombre, un film vraiment plus sombre, de toute l’œuvre de Woody le plus noir peut-être ? Dont la sortie en 2007, deux ans après Match point et tourné comme lui à Londres, ne fut donc pas saluée comme elle le méritait, à aucun moment on n’y pouvait rire…

Ce film est le troisième d’une trilogie anglaise, le très remarqué Match point suivi de Scoop (2006), amusante variation reprenant le thème de l’enquête farfelue sur la piste d’un (séduisant) assassin, où avait excellé Diane Keaton (Meurtres mystérieux à Manhattan 1993) dans un rôle d’enquêtrice ici tenu par Scarlett Johansson, puis ce Rêve nommé sans doute par antiphrase, qui n’a plus rien de farfelu, rien non plus du charme irradiant qu’apportait aux deux précédents la présence de Scarlett. Nous sommes à Londres encore mais loin de la City, plongés dans ces quartiers et cette classe ouvrière plutôt destinés à la caméra de Ken Loach, entre le garage de réparation des voitures où travaille Terry (Colin Farrell), auquel son frère Ian (Ewan McGregor) emprunte parfois une rutilante Jaguar pour épater sa copine, le restaurant sans prestige (tenu par le père des deux garçons) et les appartements exigus, où se ruminent les projets d’une vie meilleure et les moyens d’y parvenir.

En rupture totale avec le monde de l’aristocratie financière de Match point, un film qui reprenait lui-même les thèmes et problèmes liés au meurtre et ses effets divers sur la conscience du criminel traités dans Crimes et délits (1989), ce dernier film les prolonge tous deux, en nous faisant pénétrer plus avant dans un cas de conscience. Le principal personnage de Crimes et délits, le respecté docteur Judah, était amené à faire tuer sa maîtresse, ce dont se chargeait lui-même et plus froidement encore Chris, le jeune intriguant de Match point. Et dans chaque cas, avec une impunité parfaitement scandaleuse : Judah, après avoir traversé plusieurs mois de dures angoisses morales touchant sa responsabilité aux yeux de Dieu, se réveille un beau matin libéré de ses tourments ; et Chris de son côté, si on ne le sent jamais entièrement soulagé, échappe miraculeusement à l’enquête des policiers et aux indices qui pourtant l’accablaient, pour reprendre auprès de sa femme, de son bébé et de ses beaux-parents, qui ne se sont jamais doutés de rien, une vie de famille sans histoire.

Fascination de Woody pour le meurtre ? Oui, et à juste titre, n’apporte-t-il pas la meilleure des histoires ? Nos journaux en sont pleins, mais ils ne nous montrent que la partie émergée de l’iceberg, sans avoir le goût ni les moyens de s’attarder sur les états d’âme du criminel, sans analyser les méandres du sentiment de culpabilité, inégalement distribué, diversement vécu. Une conscience se laisse malaisément filmer, elle ne parle pas en clair, ni ne s’extériorise franchement, la confession évidemment lui répugne et pourtant l’attire, elle fluctue, se contredit, passe par des affres mais aussi des fables sur lesquelles le tourmenté se repose, s’oublie. Comme on voudrait pouvoir dormir ! On rembobine le film, on refait toute l’histoire en lui inventant des variantes, si l’on pouvait n’avoir fait que rêver cet acte fatal qui vous obsède, sans retour possible au « monde d’avant » !

Ian et Angela

Le Rêve de Cassandre plonge dans ce cauchemar sans l’édulcorer, à partir de la vie d’apparence banale de deux bons garçons. Bons dans les limites de leur condition, une existence banale qui les gêne, une famille raisonnablement aimante. Ces deux-là nous sont d’emblée sympathiques et nous les adoptons volontiers ; nous passons à Terry sa passion pour le jeu (poker, courses de lévriers), à Ian ses rêves de grandeur, quand il veut échapper au restaurant minable du père en investissant dans des hôtels californiens qu’un escroc peut-être lui propose, et dont il fait miroiter le mirage à sa nouvelle conquête Angela (Hayley Hatwell), une actrice assez froide qu’on voit elle-même conduire durement sa barque dans le monde sans pitié du show biz. Entre la rutilante Jaguar d’emprunt et les sommes grappillées au jeu, les deux frères se croient assez solides pour acheter un voilier, baptisé « Le rêve de Cassandre » – funeste présage que faute de connaître la mythologie d’Eschyle et Sophocle, où Angela décroche de petits rôles, les deux frères ne savent déchiffrer.

Les premières sorties en mer sont éblouissantes, Ian et Terry s’enivrent avec leurs deux copines de l’air marin et ses promesses de liberté. Las, le sort qui favorisait un peu trop Terry au poker tourne subitement, et il écope du jour au lendemain d’une énorme dette de jeu, qu’il ne sait comment rembourser ; parallèlement, Ian vient de rencontrer Angela, il veut investir en Californie et y voyager avec elle, lui aussi a un pressant besoin d’argent.

Par bonheur (?), leur famille a un oncle d’Amérique, Howard, qui a réussi dans les affaires et s’est toujours montré généreux ; sa visite tombe à pic, ils vont solliciter son aide. Mais Howard, certes tout disposé à les renflouer, a en retour une demande à leur faire : il se trouve coincé par un ancien associé acharné à le traîner en justice pour des malversations, l’affaire peut le ruiner et le gêneur est inaccessible à toute transaction amiable, la seule solution est de l’empêcher de nuire, en clair de le supprimer. Donnant-donnant les petits gars, vous zigouillez ce type et je vous sauve en retour la mise !

Howard, Ian et Terry

Le personnage assez véreux de l’oncle Howard ne cesse d’invoquer les liens sacrés de la famille (nœud par excellence, nous l’avons rappelé, des conflits tragiques) ; de même qu’il soutient sans condition sa sœur (leur mère), c’est à eux de l’aider, sans se poser trop de questions, à franchir ce mauvais pas, il a l’adresse de son persécuteur, il leur propose un repérage, il doit repartir en Extrême-Orient mais dès son retour il attend d’eux la bonne nouvelle… Le premier échange, sous un arbre dégoulinant de pluie, glace l’âme des deux jeunes gens ; Terry le garagiste est le plus estomaqué, et refuse catégoriquement. Les palabres se poursuivent au pub, Ian moins fruste ou plus intellectuel que son frère semble plutôt décidé à accepter la sidérante proposition, et à écraser pour elle les scrupules que lui présente sa conscience. Le scénario imaginé par Woody fouille en profondeur ces états de conscience, au cours de dures conversations où les deux frères s’affrontent, de plus en plus pathétiquement dans le cas de Terry, menacé d’une grave dépression. À la suite de quoi Ian parvient à le convaincre et les voici partis, armés de pistolets pour abattre leur victime dont par hasard, circonstance moralement aggravante qui accable Terry, ils viennent de faire la connaissance dans un bar.

Une première embuscade échoue (leur « contrat » rentre chez lui accompagné d’une femme, que Terry renonce catégoriquement à flinguer), la deuxième tentative sera la bonne, et les deux assassins libérés d’un lourd fardeau semblent indétectables. Mission remplie ? C’est compter sans cette incommode conscience. Alors que Ian est pressé de regarder en avant et de réaliser ses projets financiers autant qu’amoureux, Terry s’enfonce dans la dépression, écrasé par le poids de sa culpabilité. La divergence des deux consciences est extrême, et bientôt irrémédiable ; pour se soulager Terry envisage le suicide, à moins qu’il ne se livre à la police à laquelle il a déjà téléphoné, en raccrochant au moment de se nommer ! Affolés, Howard et Ian dans une conversation dramatique ne voient qu’une solution, supprimer à son tour Terry. Cette décision qui évoque Macbeth, criminel trop avant enfoncé dans le crime pour pouvoir reculer, est endossée par Ian qui propose à son frère une sortie en mer, au cours de laquelle il prévoit de l’empoisonner. Cette navigation sera pour eux deux la dernière ; ne pouvant se résoudre au fratricide, Ian casse au dernier moment le flacon de poison mais se lance avec Terry dans une dure bagarre, et fait une chute qui lui brise apparemment la nuque ; horrifié, son meurtrier choisit la noyade.

Ces trois morts successives sont remarquablement gommées par la caméra, qui ne cherche pas le sanglant pathos, mais quelque chose de plus difficile à enregistrer peut-être : les chemins contradictoires et labyrinthiques des âmes, ou comment deux frères, d’abord solidaires et joyeux, sont amenés à s’entretuer.

Scoop mettait en scène, de façon passablement déjantée, la barque des morts, et Maudite Aphrodite les chœurs de la tragédie grecque, avec le personnage déjà de Cassandre. La mythologie perçait en filigrane dans ces deux histoires délibérément loufoques, où la gravité se cachait. Ici, sans autre allusion que le nom du bateau, le mythe et le destin des grandes tragédies du répertoire s’imposent aux protagonistes ; sans peplum ni masques de carnaval les Erynnies nous poursuivent, et la famille redouble de férocité quand le frère se dresse contre le frère.

J’ai songé regardant ce film à la phrase par laquelle Valéry clôt sa pièce L’Idée fixe, « Un homme seul est toujours en mauvaise compagnie ». Quelle solitude peu avant et après le meurtre chez Terry, que sa culpabilité tyrannise ! Mais c’est qu’ils sont deux, lui et sa conscience, à cohabiter sous son crâne pour le meilleur et pour le pire. Il me semble que Woody, en moraliste exigeant adepte de Bergman, de Dostoïevski et des tragiques grecs, s’est donné pour tâche, mal comprise du public, de filmer les états de cette conscience assez différents chez Judah, Chris, Ian ou Terry ; d’en suivre la formation, les inégales ou variables expressions, les effets réparateurs ou terribles. Le drame qu’un homme affronte avec lui-même, dans cette obscure bataille intérieure où il se croit seul, vaut tous les scénarios de thrillers ou de conflits simplement extérieurs.

 « Intérieurs » inaugurait en 1978 cette exploration de l’intime, à partir de quoi l’on pourrait aussi s’interroger sur la pratique par Woody de l’humour, de l’ironie, et sa relation à la psychanalyse. Cette dernière voudrait faire monter l’inconscient à la conscience à coups de mots, de réminiscences, de rêves ou de rapprochements esquissés, l’analysant n’est jamais seul sur le divan, il y repeuple sa solitude d’une foule de spectres familiers ; mais l’humour ou l’ironie de même décollent notre conscience par l’accès au « deuxième degré », tellement rafraîchissant et bienvenu pour se protéger de l’envahissant réel ! Notre conscience nous dédouble et cet écart, cette dé-coïncidence ou ce jeu font de nous des êtres plus sociaux, ou civilisés, rompus aux grandes manœuvres de la re-présentation. Est-il vrai que « notre conscience fait de nous tous des lâches » comme énonçait Hamlet, prince de la réflexivité ? Nous rend-elle plus forts, ou plus faibles ?  Car ce double qui partout nous suit peut aussi nous juger, voire nous persécuter sous la forme d’un terrifiant surmoi – ce qui arrive à Terry, ultime et pathétique figure des personnages retenus par Woody pour leur moralité, et qui, plus juste que d’autres peut-être, en meurt.                              

Une réponse à “Filmer la conscience (W.A., « Le Rêve de Cassandre »)”

  1. Avatar de Gérard Fai
    Gérard Fai

    Bonjour!

    D’un rêve à l’autre, il n’y a qu’un pas! D’un billet à l’autre, d’un commentaire à l’autre, il faut le suivre notre randonneur allénien…

    Il y a de l’innocence dans le nom de ce bateau ou de l’enfance, comme l’écrit dans une critique argumentée du film, Bertrand Mathieux.

    Si loin des « pleurnicheries » des romantiques, pour employer le mot de Lautréamont cité par un psychanalyste parisien, tout plein de sapience, attaché à « L’art choral des démons » dont l’anagramme est « Les chants de Maldoror », comment nous « re-trouver »?

    A la sortie des salles, chacun retourne au bercail avec dans la tête une petite musique qui résonne…Est-ce suffisant pour la refaire?

    Laissons la mignonne au poète et les Érinyes ou Érinnyes à l’Érèbe…Puis doucement, allons fermer l’œil sans nous soucier du lendemain qui vient à toute vitesse.

    Un film noir pour dire une vie en noir…Comment sortir du tunnel? Sombre printemps en vue, prédisent nos modernes Cassandre.

    L’histoire fait l’événement, l’avènement est destinal. En tout commencement « un vide noir grésille » – et le physicien et le pianiste de lire en cette observation en dix-huit lettres « L’origine de l’univers »

    Oui et alors? Eh bien rien, rien de rien!

    Nous reste la science avec conscience, peut-être…

    Une chose est sûre, même privé de ciné, il ne rend pas son tablier, notre maître des lieux.

    Et c’est de bon augure.

    Que la lumière soit, mon bon seigneur!

    Gérard

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

    Lire la suite

À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

    Lire la suite

Les derniers commentaires

  1. Bonsoir ! Je viens de lire le commentaire de Mme Aurore, la caissière, et je me dois de préciser les…

  2. Quel billet ! La lumière de Régis Debray, cher ou chère Dominique, va-t-elle défermer les yeux des visiteurs de la…

  3. Bonsoir ! En ce sept octobre, nous pensons à une nuit… Le randonneur en a choisi une autre…Pour la bonne…

  4. À Monsieur Jacques ! Si j’ai bien compris certains commentaires dans le présent blogue, vous seriez quelque part dans les…

Articles des plus populaires