Invente ta vie ! (Nietzsche, « Le Gai savoir » IV)

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Je reviens au programme de français des Taupes, où j’ai traité de Victor Hugo (Les Contemplations), de Tchernobyl (La Supplication) mais pas encore du troisième volet, le livre IV du Gai savoir de Nietzsche. Je ne savais à vrai dire par quel bout prendre ce texte, et le présenter pédagogiquement à mon petit-fils Gaspard, candidat aux concours. Je me disais même, devant cette œuvre rébarbative, que si le jury avait voulu dégoûter les scientifiques de la discipline philosophique, ce choix s’imposait ! Comment raccorder Nietzsche à Hugo, et à La Supplication ? Comment même entrer, quand on est taupin, dans un texte aussi hérissé d’allusions, d’images peu compréhensibles, de toute une rhétorique, ou scolastique, pesante et effroyablement datée ?

Moi-même philosophe, je croyais aimer Nietzsche et j’avais lu, au moment de ma khâgne, Par-delà le bien et le mal avec un sentiment de choc et de révélation. Mais jamais ce Gai savoir où je peine à retrouver le philosophe que j’aimais. Essayons pourtant de ramener à l’essentiel cette partie du programme,  c’est-à-dire de permettre à un garçon ou une fille de vingt ans, enfoncés dans les maths, de citer ou d’exploiter à bon escient quelques bribes de cette œuvre.

Tu dois, Gaspard, mémoriser de Nietzsche (attention à l’orthographe de ce nom propre, qui ne pardonne pas !) quelque idées-clés. La première, le fil sur lequel tirer pour entraîner la suite, me semble :

Invente ta vie !  N. proteste à longueur de pages contre l’uniformisation des hommes, leur conformisme, leur mimétisme de troupeau. Leur résignation. Ils gâchent leur vie, ils la laissent passer sans la mettre assez en valeur. Sans s’emparer de la chance de vivre.

Platon est le premier responsable (en philosophie) d’une certaine dévalorisation de notre vie ici-bas, au profit d’une vie supra-terrestre parmi les idées,  ou d’un ciel que l’âme a connu avant la naissance, et que nous réintégrerons après notre mort. C’est le sens du § 340 du Gai savoir, capital, où N. rapporte la dernière parole de Socrate, sur le point de mourir, à Criton : « Nous devons un coq à Asclépios » (Esculape), autrement dit : cette vie était une maladie, la mort m’en délivre, me voici guéri, il faut payer Esculape (le dieu de la santé). Vision très pessimiste, qui sera relayée par le christianisme, considérant lui aussi que notre vraie vie n’est pas de ce monde, mais nous attend au-delà, au ciel. Toute une tradition platonicienne-chrétienne a ainsi dévalorisé cette vie, au profit d’un idéal supra-terrestre.

Un combat central de N. critique donc ce dualisme, qui coupe la vie en deux : le corps contre l’âme, l’ici-bas contre l’au-delà, l’immanence contre la transcendance… N. ne cesse de valoriser le premier terme de ces couples, et de congédier le second, qui nous incline toujours plus ou moins vers un certain nihilisme (mot-clé de N.), littéralement : ce qui réduit à néant notre vie.

Cette dévalorisation prend notamment chez lui le nom de ressentiment, encore un terme important : les hommes sont fâchés, brouillés avec ce que la vie leur accorde, ils méprisent cet acquis en rêvant de chimères ; ils sont en lutte contre leur nature, ils retournent leurs forces contre eux, et c’est aussi le ver rongeur de l’ascétisme : le choix de nier ou de mépriser le corps au profit d’un idéal plus ou moins illusoire.

Autre grande ligne de réflexion, ou d’injonctions : la formation de nos valeurs. Il faut bien se connaître, et pour cela doubler la connaissance de soi d’une expérience sensible de son corps, de ses penchants, désirs, imagination etc., pour saisir où sont mes valeurs, qui ne sont pas celles des autres. N. insiste ici sur la diversité des hommes, qu’on aurait tort de réduire à une espèce, ou à une classe ; à chacun son corps, donc à chacun ses désirs, ses passions. Considérons les espèces vivantes, les poissons n’ont pas nos valeurs,  c’est une question d’environnement, de biologie, d’organisation des corps, eh bien il y a autant de différences entre les hommes qu’entre un homme et un poissson ! Il n’y a donc pas de fait universel, encore moins de savoir absolu (postulé par Hegel), mais sulement des interprétationsà partir de nos différents mondes propres (celui du poisson, très légitime, n’a rien à voir avec le mien). Et ce jeu infini des interprétations fonde le perspectivisme de N. (autre mot-clé). À chacun de tracer son chemin, à l’écart des autres et sans trop se fier à la règle commune, qui sert toujours plus ou moins à raboter nos différences, à nous uniformiser et nous ranger dans le troupeau. Exemple de règle commune, la morale kantienne, qui cherche le critère de l’action vraiment morale, et qui édicte : « Fais en sorte que ton action puisse être érigée en loi universelle ». Si tu te conformes à ce canon de l’universel, alors tu es moral (selon Kant). N. remplace cet universel (cette extension de la loi à l’humanité entière) par l’hypothèse de l’éternel retour : agis comme si tu voulais que ton acte revienne éternellement, avec toutes ses conséquences. Vis dans la perspective d’une répétition infinie de cette vie, avec tous ses accidents, accepte et désire une vie ainsi éternisée – et ce sera la vie bonne.

Autre grande inspiration de N., l’inconscient. Sur ce point, il annonce vraiment Freud (qui reconnaîtra cette proximité). Cf § 333 : « La plus grande partie de notre activité intellectuelle se déroule sans que nous en soyons conscients, sans que nous la percevions ». Nous croyons nous connaître alors que nous sommes le jouet de nos passions, de nos mensonges, de notre amour-propre (grand thème des moralistes français, très appréciés de N., qui ont avec Montaigne ou La Rochefoucauld insisté sur les ruses en nous et les déguisements de l’intérêt, sous le masque de nos « vertus »). Non seulement les hommes sont follement distincts les uns des autres, mais la même foule peuple chaque individu,  à son insu : l’autre nous habite, nous mène, nous ne sommes pas les sujets de nos goûts, de nos préférences, de nos décisions… « Tu es toujours un autre » (§ 307). Au fil des occasions ou des moments, nous livrons passage à une personnalité différente, nous sommes très peu stables, très peu identifiables. Et nos « valeurs », bien loin d’être des points fixes, ne cessent de changer. Voir le très important § 335 : « Chacun est à soi-même le plus éloigné (…) Tu ne t’es pas encore créé un idéal propre et rien qu’à toi : et ce dernier ne saurait jamais être celui de quelqu’un d’autre, encore moins de tous (…) il n’y a pas et ne peut pas y avoir d’actions identiques (…) Mais nous, nous voulons devenir ceux que nous sommes,  (…) les incomparables, ceux qui se donnent à eux-mêmes leur loi, ceux qui se créent eux-mêmes ! »

Sur ce fond de changement permanent, N. ironise sur notre volonté de vérité : la vérité, provisoirement atteignable dans le domaine scientifique, se laisse mal exporter dans le domaine moral, ou esthétique, ou des valeurs en général, où ce qui domine est le goût, c’est-à-dire les expressions d’un corps singulier. Ce qui ne veut surtout pas dire que « tout se vaut », au contraire : il y a des choix hauts et bas, des décisions intelligentes et d’autres tristement imbéciles, des « expressions » (interprétations) utiles ou nuisibles, fortifiantes ou affaiblissantes, et j’en suis chaque fois le responsable.

Pour conclure : « Je veux (…) en toute circonstance, n’être plus qu’un homme qui dit oui ! » (§ 276). Oui à l’adversité, même à la maladie, qui peuvent être des soures de grandissement : il faut accepter de la vie tout ce qui peut me renforcer, et ne surtout pas gémir, ni macérer dans la plainte et le ressentiment. Ce Gai savoir est donc une école de renouveau, pas seulement pour la personne mais pour toute la culture occidentale infestée de valeurs négatives ou diminutives.

On voit par ce résumé que Nietzsche se situe résolument ailleurs. La question qui se pose pour les concours me semble : comment raccorder ce texte avec les deux autres ? Le dénivelé paraît en effet assez abyssal…  Hugo nous entretient au fond de son deuil, des moyens et étapes de la résilience ; La Supplication traite d’un mal radical, l’infection atomique qu’on ne voit pas, qui aveugle les hommes partis la combattre, et son texte (tissé de témoignages) déroule un tableau des illusions et des fautes d’interprétation devant ce fléau. Mais Nietzsche ? Lui aussi (comme Hugo) voudrait nous montrer les chemins d’un renouveau, mais à l’échelle de la culture occidentale, d’une refonte de nos savoirs, de notre perception de nous-mêmes et de nos « semblables » (si différents). La bonne copie, celle qui sera distinguée au concours parviendra à glisser quelques mots nietzschéens (donnés ici en italiques) pour élargir le débat : Alexievitch et Hugo parlent d’un malheur (un accident) ponctuel et des moyens d’y faire face, Nietzsche beaucoup plus englobant ou métaphysicien,  ou radical, met le doigt sur une maladie de la culture ou de la pensée, très ancienne, très « structurée » ou installée, aux ramifications pernicieuses mais difficiles à diagnostiquer, tellement nous sommes façonnés par ce qu’il s’agit justement de combattre !        

6 réponses à “Invente ta vie ! (Nietzsche, « Le Gai savoir » IV)”

  1. Avatar de m
    m

    Bonjour!

    Du lieu où je vous écris, sorte de prieuré, perdu dans les ronces, au fin fond d’une campagne armoricaine, les taupes posent problème dans les prés avoisinants, et nous sommes là à des années-lumière de l’autre problème posé au programme de Français des Taupes, auquel nous convie allègrement notre randonneur. Enfin bon, c’est comme ça!

    De ce billet si passionnant, j’aimerais revenir sur deux chapitres du Livre IV du « Gai savoir », mentionnés par l’auteur.

    Chapitre 340 :

    « Socrate mourant. — J’admire la bravoure et la sagesse de Socrate en tout ce qu’il a fait, en tout ce qu’il a dit — en tout ce qu’il n’a pas dit. Cet attrapeur de rats et ce lutin d’Athènes, moqueur et amoureux, qui faisait trembler et sangloter les pétulants jeunes gens d’Athènes, fut non seulement le plus sage de tous les bavards, il fut tout aussi grand dans le silence. Je désirerais qu’il se fût également tu dans les derniers moments de sa vie, — peut-être appartiendrait-il alors à un ordre des esprits encore plus élevé. Est-ce que ce fut la mort ou le poison, la piété ou la méchanceté ? — quelque chose lui délia à ce moment la langue et il se mit à dire : « Oh ! Criton, je dois un coq à Esculape. » Ces « dernières paroles », ridicules et terribles, signifient pour celui qui a des oreilles : « Oh ! Criton, la vie est une maladie ! » Est-ce possible ! Un homme qui a été joyeux devant tous, comme un soldat, — un tel homme a été pessimiste ! C’est qu’au fond, durant toute sa vie, il n’avait fait que bonne mine à mauvais jeu et caché tout le temps son dernier jugement, son sentiment intérieur. Socrate, Socrate a souffert de la vie ! Et il s’en est vengé — avec ces paroles voilées, épouvantables, pieuses et blasphématoires ! Un Socrate même eut-il encore besoin de se venger ? Y eut-il un grain de générosité dans sa vertu si riche ? — Hélas ! mes amis ! Il faut aussi que nous surmontions les Grecs ! » (Fin de citation)

    Voyons la fin du Phédon : »Criton, nous devons un coq Asklépios. Payez la dette et n’oubliez pas. » Peut-on considérer l’exégèse nietzschéenne comme étant la seule qui soit satisfaisante? Nous connaissons celle d’Alphonse de Lamartine : « Aux dieux libérateurs, dit-il, qu’on sacrifie! Ils m’ont guéri: – De quoi? dit Cébès. – De la vie! »

    Il semblerait que toute l’existence, l’enseignement de Socrate protestent contre cette interprétation.

    Quelqu’un de l’Académie française en souvenir de Gustave Charles Toussaint et de Roger Caillois s’est plu dans un « Divertissement sur les dernières paroles de Socrate » à s’interroger et à interroger sur le « nous » des derniers mots du Phédon (« nous devons…) . Et de ce rapport , qu’en reste-t-il réellement? Une lettre adressée à François Toussaint, le fils du susmentionné. La réception d’une lettre suppose un facteur ou un fantôme. Fantôme, cher Daniel, tel est le dernier mot de Georges Dumézil dans son livre dédié à Pierre Nora.

    Sur un gradin du Théâtre d’Epidaure, Michel Serres a médité lui aussi sur les dernières paroles de Socrate et il s’est plu à nous livrer sa réflexion :

    « Le dieu que j’attends est inattendu : s’il vient, le reconnaîtrai-je? Je n’entends d’Esculape guérisseur qu’un nom ou une figure, que désignations et descriptions, je le connais trop déjà, il ne me guérira pas » (Les cinq sens, page 96)

    Revenons à « nous »? Un jour, quittant mon arbre pour quelques heures seulement, je suis allé à l’université dans la région parisienne, pour assister à un colloque sur l’allégorie de la Caverne de Platon.

    J’y ai rencontré, par hasard, un fin helléniste avec lequel la discussion s’est joyeusement amorcée. Je l’ai retrouvé quelque temps plus tard, ici sous les tonnelles, le jour même où s’en est allé le physicien Bernard d’Espagnat, un penseur à qui Étienne Klein a dédié l’un de ses livres. Sur la table, il y avait le coq de la basse-cour pour les mets et la fin du Phédon pour les mots. Mon hôte parle de cette rencontre de « hasard », à l’université, dans l’un de ses livres. Je me souviens lui avoir montré une missive envoyée par un médecin chef d’une institution mutualiste, dans l’exercice de ses fonctions. Ce médecin m’avait écrit au stylographe en grec ancien, une citation du « Criton ». (J’ai retrouvé cette citation en français dans le « Divertissement  » de Monsieur Dumézil). Tout cela pour dire quoi, au juste? Peut être pour dire sans dire une réalité qui ne peut plus être – la Nature visible, manifeste, limpide des Grecs, ni le – Dieu inconnu, celui que Paul, finalement, pensait connaître un peu trop bien (dixit B. d’Espagnat)…

    D’un par-delà à l’autre, celui du bien et du mal à celui de la nature et la culture (Nietzsche / Descola), on nous invite tout compte fait à faire un pas au delà, un pas de côté.

    Que dirait un papy bonheur en voyant son petit-fils s’indigner, résister, au point de quitter résolument la galerie des savoirs pour aller plus loin, à l’aventure?

    Passons maintenant à l’autre chapitre retenu « Vive la physique » 335, dont voici un extrait :

    « Mais nous autres, nous voulons devenir ceux que nous sommes, — les hommes uniques, incomparables, ceux qui se donnent leurs propres lois, ceux qui se créent eux-mêmes ! Et, pour ce, il faut que nous soyons de ceux qui apprennent et découvrent le mieux tout ce qui est loi et nécessité dans le monde : il faut que nous soyons physiciens, pour pouvoir être, en ce sens-là, des créateurs, — tandis que toute évaluation et tout idéal, jusqu’à ce jour, fut basé sur une méconnaissance de la physique, en contradiction avec elle. C’est pourquoi : vive la physique ! Et vive davantage encore ce qui nous contraint vers elle — notre loyauté ! » (Fin de citation)

    Comment, mes bons amis, ne pas penser au « Matin des magiciens » de Pauwels/Bergier ? _ :

    « Si ma vie était à refaire, je ne choisirais certes pas d’être écrivain et d’écouler mes jours dans une société retardataire où l’aventure gîte sous les lits, comme un chien. Il me faudrait une aventure-lion. Je me ferais physicien théorique pour vivre au cœur ardent du romanesque véritable. » (Folio, page 52)

    Nous trouvons un extrait de cette citation dans un livre de Jean Staune en exergue d’un chapitre intitulé :  » Quelle est la nature de la réalité ultime? »

    Cependant, dans « La Nouvelle Alliance » I.Prigogine et I.Stengers contredisent cette vision des choses en précisant que cette « aventure-lion » n’est pas celle des efforts laborieux et publics des communautés scientifiques. Ils font une différence radicale entre une science produite par des intuitions inhumaines de quasi-mutants et non par la discussion critique et le lent travail expérimental de la science, transmis par les journaux et colloques scientifiques (…)

    Oui mais, rien ne va plus en physique et, sur la table de jeu du grand casino de la vie, nous ne savons pas encore sur quelle case « vide », la boule va s’arrêter…

    Bon heur à tous.

    m

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Vos « commentaires » m’étonneront toujours, cher M, renaissant et rebondissant à chaque billet, vous êtes le phénix des hôtes de ce blog ! Heureuses Taupes (je ne parle pas de celles qui oeuvrent dans vos prés), qui peuvent bénéficier de telles randonnées ! Mais je sens qu’il faut, pour nos Préparatifs, serrer de près la matière du programme, et mâcher un peu la pensée pour la rendre digeste, et vite assimilée… A quoi Nietzsche préférait la rumination, en ne craignant pas d’évoquer vos vaches. Ce philosophe serait-il incompatible, ou peu formaté pour les concours ?

  2. Avatar de Kalmia
    Kalmia

    Bonsoir à tous!

    Alors là, cher Monsieur Bougnoux, vous pouvez vous vanter d’avoir su clouer le bec à Monsieur m… Bravo, vous êtes fort!

    Le connaissant un petit peu, je puis vous affirmer que vos propos dithyrambiques à son endroit, aussi gentils soient-ils, lui ont sur-le-champ cloué le bec et ce n’est pas demain la veille qu’il va l’ouvrir pour laisser tomber sa « Tête de moine ». Enfin bon, on ne va pas en faire non plus tout un fromage!

    Monsieur m…vers lequel vont vos propos laudateurs est un lecteur de Frédéric Pagès, l’auteur de « Philosopher ou l’art de clouer le bec aux femmes ». Un trente et un décembre, il y a quelques lustres, plus d’un l’a vu , seul à sa table, lisant cet ouvrage, impassible aux flonflons du bal de nuit de la saint Sylvestre et aux regards obliques des joyeux fêtards. C’est vous dire…Il n’aime pas les fêtes à Neuneu!

    Alors faute de grives, on prend des merles! Votre sain commentaire appelle une réponse sensée de la part de vos lecteurs, qu’ils aient ou non quelque remembrance de la seconde fable de Monsieur de La Fontaine.

    J’ai reçu, hier, d’un ami, une information sur le jeu numérique d’un professeur, censé aider les postulants au concours d’entrée aux grandes écoles et Nietzsche est de la partie… Je vais vous l’envoyer à votre adresse électronique et vous le transmettrez à qui vous voudrez, si cela vous plaît…A toutes fins utiles!

    Je n’ai pas de vaches, Messire, mais je pense connaître un peu la gent meu meu…

    Je vous propose de lire la phrase conclusive de « Généalogie de la morale » qui dit tout, si je puis dire :

    « Dans la troisième dissertation du présent volume, j’ai donné un exemple de ce que j’appelle en pareil cas une « interprétation » : — cette dissertation est précédée d’un aphorisme dont elle est le commentaire. Il est vrai que, pour élever ainsi la lecture à la hauteur d’un art, il faut posséder avant tout une faculté qu’on a précisément le mieux oubliée aujourd’hui — et c’est pourquoi il s’écoulera encore du temps avant que mes écrits soient « lisibles » —, d’une faculté qui exigerait presque que l’on ait la nature d’une vache et non point, en tous les cas, celle d’un « homme moderne » : j’entends la faculté de ruminer…

    Sils-Maria, Haute-Engadine.

    Juillet 1887. »

    Monsieur Onfray, dans sa « Contre-Histoire de la philosophie-7 », écrit :

    « Une vache qui rumine, voilà une méthode : lecture patiente, lecture sans cesse recommencée, lecture juste, lecture vraie. Dans l’obscurité de la prose de Nietzsche se trouve le remède à l’obscurité – à chacun de partir à sa recherche sans précipitation. »

    Dans « Le mendiant volontaire » la référence bovine est exemplaire :

    « Déjà je suis moins seul ; je pressens des compagnons, des frères inconnus qui rôdent autour de moi, leur chaude haleine émeut mon âme. »

    Mais comme il regardait autour de lui cherchant des consolateurs de sa solitude : voici, il aperçut des vaches rassemblées sur une hauteur ; c’étaient elles dont le voisinage et l’odeur avaient réchauffé son cœur. Ces vaches cependant semblaient suivre avec attention un discours qu’on leur tenait et elles ne prenaient point garde au nouvel arrivant.

    Mais quand Zarathoustra fut arrivé tout près d’elles, il entendit distinctement qu’une voix d’homme s’élevait de leur milieu ; et il était visible qu’elles avaient toutes la tête tournée du côté de leur interlocuteur.

    Alors Zarathoustra gravit en toute hâte la hauteur et il dispersa les animaux, car il craignait qu’il ne fût arrivé là quelque malheur que la compassion des vaches aurait difficilement pu réparer. Mais en cela il s’était trompé ; car, voici, un homme était assis par terre et semblait vouloir persuader aux bêtes de n’avoir point peur de lui. C’était un homme pacifique, un doux prédicateur de montagnes, dont les yeux prêchaient la bonté même. « Que cherches-tu ici ? » s’écria Zarathoustra avec stupéfaction.

    « Ce que je cherche ici ? répondit-il : la même chose que toi, trouble-fête ! c’est-à-dire le bonheur sur la terre.

    C’est pourquoi je voudrais que ces vaches m’enseignassent leur sagesse. Car, sache-le, voici bien une demie matinée que je leur parle et elles allaient me répondre. Pourquoi les troubles-tu ?

    Si nous ne retournons en arrière et ne devenons comme les vaches, nous ne pouvons pas entrer dans le royaume des cieux. Car il y a une chose que nous devrions apprendre d’elles : c’est de ruminer. » (Fin de citation)
    Vous connaissez un ruminant intellectuel qui a voix au chapitre du « Livre des savoirs – Les grands esprits de notre temps –  » En matière de races bovines, notre estimé candide en Terre sainte se trompe un peu, voyant la maraîchère là où elle n’est que maraîchine. Mais, je puis vous affirmer, Monsieur Bougnoux, que votre éminent ami, jardinier à ses heures, est un grand connaisseur de l’élevage bovin. Loué soit ce grand seigneur!
    Est-il vrai, cher interlocuteur, que « Le bonheur est dans le pré »? Il y a peut-être en guise de réponse son anagramme, que j’ose qualifier de « nietzschéenne » :
    « Ou le serpent dans l’herbe »
    Voici ma modeste pitance salivaire, à vous offerte, qui ne remplacera ni peu ni prou le silence de votre lecteur assidu qui sans mot dire hume en chantant, sans doute, l’essentiel :
    « Une jolie fleur dans une peau de vache »

    Très cordialement

    Kalmia

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Mon Dieu Kalmia j’espère que vous saurez convaincre votre ami m, ou M., de ne point se retenir et d’avoir avec ce blog encore quelques entretiens – car j’apprécie beaucoup ses interventions. Quant à la compassion des vaches, ces mots sont tout un programme, et mériteraient un long développement. Mais je ne puis m’y abandonner aujourd’huii : je suis, figurez-vous, affairé à traiter les cochenilles qui infestent nos buis, connaissez-vous un remède ? Pourquoi la nature produit-elle d’aussi affreuses bestioles, qui méritent à peine d’être classées dans le monde animal, sortes de pustules blanchâtres qui rougissent le doigt quand on les écrase… Mais les écraser une à une à une n’est ps le remède, nous en comptons par milliers, que je pulvérise ! Et les buis jaunissent…

  3. Avatar de Kalmia
    Kalmia

    Bien cher Monsieur Bougnoux, comment vous répondre, autrement dit vous aider avec votre histoire de cochenilles?
    Je veux bien essayer, à mon tout petit niveau, par-dessus la haie.
    Vous ne l’ignorez point, il y a dans toute la panoplie Internet, des informations et des conseils pratiques sur cette maladie parasitaire qui s’en prend à nos arbrisseaux.
    Vous trouverez par exemple, ce récit qui peut vous intéresser :
    Pyrale : le ver est dans le buis – Libération
    Et cet article : Présence de cochenilles – La Nouvelle République

    Il y a deux livres qui pourraient vous aider, peut-être :

    « Buis et autres topiaires » de Mark Jones (Collection « Médium)
    « Buis » de Harry van Trier et de Didier Hermans (Actes Sud)

    J’ai demandé l’avis à quelqu’un de mon entourage, agrobiologiste et arboriculteur, et voici qu’il m’a répondu :

    « Tu peux essayer de badigeonner le branchage avec une eau savonneuse (savon noir liquide), additionnée de nicotine ou de pyretrine (cuberol).Si tu as que quelques branches qui sont attaquées, il fait les couper et les brûler » (Fin de citation)

    Pour ne rien vous celer, je pense, mais c’est sans doute déjà fait, qu’il vaut mieux aller dans une jardinerie de Valréas pour se renseigner, comparer et choisir la méthode d’action la plus adaptée à votre situation.
    Je vous souhaite, sans contresens exorbitant, bon courage pour chasser ce bélître de vos allées avec ou sans le râteau de la douairière de ce cher Mérimée, palsambleu!
    Tiens tiens, ça me donne une idée : faire une dictée!
    Histoire de reposer les méninges et les bras.
    A Sils-Maria, le penseur, en ce billet, étudié, dans les allées de son jardin, cherchait-il la petite bête pour la tuer dans l’œuf? Il aurait dit que le diable se cache dans les détails…
    Bon dimanche d’aprilée et bon heur dans vos jardins.

    Kalmia

  4. Avatar de MG
    MG

    Mon commentaire

    Bonjour!

    J’aime bien cette bifurcation inaugurée de main de maître par le chef de file qui a des problèmes avec ses végétaux.

    Et Kalmia de se faire « vendeuse » à La Belle jardinière…Pourquoi pas?

    Le mot buis à un son, une sonorité d’être…Alors restons, de grâce, près du buis/son, fût-il ardent!

    J’ai souvenance de ces mots de Jacques Rousse dans « Le bonheur est à la porte » :

    « sans rien qui pèse un gramme aux guirlandes que suspend l’araignée au buis de l’âme »

    Je lis ce titre dans le précédent commentaire : « Le ver est dans le buis »

    J’y ai trouvé une merveilleuse anagramme difficile qui peut faire sens : « Sève d’ultrasensible »

    Que sait-on vraiment de la rencontre de l’esprit et de la sève de l’espèce humaine?

    A-t-on réellement « évolué » dans nos connaissances depuis Jean Louis Armand de Quatrefages de Bréau avec son « Histoire naturelle de l’Homme » (La Revue des Deux Mondes – décembre 1860, janvier 1861)?

    Un jour d’août deux mille sept, alors que M.Jean Staune et son épouse étaient à la maison, le facteur m’apportait une lettre manuscrite d’un professeur aux champs, bien connu des mousquetaires médiologues, qui m’invitait à lire une « Histoire naturelle de l’âme ». Dont acte.

    Reste la question, celle d’un universitaire, M.Pierre Jamet : Comment donner au sensible le caractère de l’être?

    Se référer à une morale effective? Et l’on pense à Michel Anselme dont le nom est lié à l’entreprise.

    Constatant que dans l’univers tout phénomène spécifique à sa loi propre, il démontre que la conscience ne peut échapper à cette règle intangible. Pour cet auteur, la morale est fondée, elle est variable et relative, mais elle obéit cependant à des principes immuables, intangibles et universels. La Morale effective de Michel Anselme oppose des réponses claires à un désarroi né de la confusion.

    Son livre date du début des années quatre-vingt et sur « RTL » Ménie Grégoire l’a mentionné dans son émission populaire.

    Il reste dans les « théoriques » et non, Madame, rien n’a changé…

    En ce temps-là, Edgar Morin, dans l’esprit de la vallée, nous disait que la conscience qui manque n’est pas la conscience morale, c’est la conscience tout court, c’est-à-dire l’aptitude à se concevoir soi-même.

    Si telle « connaissance » existe, elle ne peut être que « buissonnante »…Tout le beau problème est de savoir comment l’approcher, l’appréhender sans la dénaturer le moins du monde.

    C’est peut-être le travail d’un professeur émérite qui a décidé de faire son chemin de croît ou d’accroissement d’être.

    Autrement dit, celui d’apprivoiser la mégère!

    Et votre serviteur d’aller de ce pas sur la touche. Je ne suis pas concerné, n’ayant pas les qualités requises.

    Belle après-midi à la campagne ou à la ville dans « le gai ça-voir » revenu.

    MG

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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