L’ivrogne et le réverbère

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Yves Citton a pris l’initiative d’un colloque (sujet de son prochain livre) qui s’ouvre cette semaine, et auquel je contribuerai par une conférence jeudi matin.

 

L’économie de l’attention,

au carrefour des disciplines (Grenoble, 3-4 octobre 2013)

Présentation du colloque et de sa spécificité

 

« Au carrefour de l’innovation technologique, de l’économie, du marketing, des sciences de la communication, de l’histoire de l’art, de l’esthétique et de la rhétorique, un nouveau champ de recherches et de réflexions est en train de prendre forme autour de la notion d’économie de l’attention. Dans nos sociétés offrant un accès virtuellement illimité à l’écrit, au son et à l’image, le « temps d’attention » apparaît comme la nouvelle rareté en passe de reconfigurer les lois de l’économie et de la politique.

« Autour de quelques chercheurs extérieurs ayant apporté une contribution importante à ce champ émergent, ce colloque sera l’occasion de faire un premier repérage des éclairages croisés que peuvent apporter sur l’économie de l’attention différents centres de recherche du campus grenoblois. »

 

Pour tout renseignement sur ce colloque, écrire à l’adresse mail : umrlire18@u-grenoble3.fr

Je poste ci-dessous le texte de mon intervention (primitivement intitulée « Regardez-moi ! Ecoutez-moi ! ») :

 

L’ivrogne et le réverbère

par Daniel Bougnoux

(colloque « Economie de l’attention », 3-4 octobre 2013)

 

Chacun connaît la blague de l’ivrogne qui cherche ses clés au pied du réverbère, non parce qu’il les a perdues à cet endroit mais parce que « ici du moins, on a de la lumière pour chercher… ». Il est permis de rêver à partir de cette histoire drôle, et néanmoins profonde, à deux niveaux de la recherche, et superposer à celle de l’objet perdu une méta-recherche, celle qui inventerait d’autres sources d’éclairage, qui déplacerait le réverbère, ou qui examinerait les conditions en général de la direction de notre conscience, ou de notre attention. « Médiologie » désignerait justement cet intérêt pour les systèmes d’éclairage, donc pour les paramètres de l’attention ; et par exemple pour la question du jour ou de nos rapports au monde si déconcertant des médias.

Toute connaissance suppose un éclairage ; tout journal pose la question de savoir de quoi est fait le jour, qui dirige le projecteur ou oriente le grand miroir ? De cette question ou gestion du jour surgit l’actualité, toujours tumultueuse jusque dans les conditions mêmes de sa production : on oublie facilement, au moment de la recevoir, les artifices de sa construction, ou tout ce qu’il entre d’actes dans ce mot innocent. Pourquoi telle guerre, ou tel scandale, se trouvent-ils surexposés dans les médias, et tels autres relégués dans l’ombre ? Une réponse alléguant la conspiration, ou un chef d’orchestre clandestin, demeure naïve ou inférieure à la complexité de la machine médiatique. Cette question du jour, typiquement médiologique, a des implications techniques et pragmatiques ; tout jour entraîne sa nuit, tel jour est promu parce qu’on n’a pas les moyens d’éclairer d’autres zones, mais on ne se donne pas ces moyens dans la mesure où les gens ne s’y intéresseraient pas. La « couverture » technique des infos se double ainsi d’une justification pragmatique : on anticipe par elle ce qu’une majorité de gens demandent, ou sont supposés capables de traiter. Or cet horizon d’attente, par définition opaque, ne s’éclaire lui-même que par mimétisme (certains diront conformisme) : chacun prêtant aux autres, ou tirant d’eux, ses propres intérêts, les journalistes et le public tournent comme les papillons autour de la lampe, là où c’est déjà éclairé. L’homme est un réverbère pour l’homme, et ne reçoit jamais que l’information qu’il mérite, ou que la majorité achète.

 

La clôture informationnelle

 

Nous naissons et vivons irréductiblement égocentrés ; par structure, chacun voit midi à sa porte, chaque petit ego occupant le centre du monde. La culture qui devrait corriger cette clôture insidieusement la redouble ; si être cultivé c’est sortir de soi, et autocritiquer ses propres fondements ou évidences en s’ouvrant aux mondes des autres, toute culture ne constitue pas moins un réseau ou une résille de connivences où nous sommes pris. Invinciblement ici encore, nous avons tendance à nous intéresser à ce qui déjà nous intéresse, tombe dans notre rayon ou confirme notre monde propre. D’où le théorème du « mort-kilomètre » : les journaux et les ondes privilégient ce qui arrive près de chez nous en négligeant les guerres des autres, absurdes conflits trop lointains…

Une loi de saturation joue aussi : en ce moment, la Syrie nous occupe en reléguant l’Irak, ou le Congo, il n’y a pas de place dans nos cerveaux ni à la une des journaux pour deux guerres, « on a déjà donné » (du capital attentionnel. De même notre peau a un budget ou capital-soleil qui limite son exposition). Nous n’enregistrons que parcimonieusement l’information des autres, vite guettée par le bruit.

En bref, nous appelons information ce qui ratifie ou confirme notre monde. Et dans les joutes oratoires, dans notre sélection de la presse ou nos navigations sur la Toile, nous choisissons somnambuliquement les données ou opinions qui confirment cet inexpugnable narcissisme.

Jamais, serions-nous tentés de penser face au déluge médiatique quotidien, nous n’avons été mieux informés. Comparé au monde villageois de nos aïeux, combien le nôtre semble ouvert par les écrits, les écrans mais aussi les voyages, le commerce ou les connaissances !… L’offre des parcours disponibles sur le Web a de quoi donner le vertige. « Quand on proclama que la Bibliothèque contenait tous les livres, la première réaction fut un bonheur extravagant. (…) À l’espoir éperdu succéda une dépression excessive », écrit Borges dans sa prémonitoire « Bibliothèque de Babel » (1941).

Cette ouverture bien réelle doit en effet être nuancée de deux façons : d’immenses taches blanches persistent sur nos cartes (que savons-nous de l’Afrique, de nos prisons ou de nos voisins de rue ?) ; ensuite, nos infos  se limiteront toujours aux messages que nous savons traiter. Quelques signaux pertinents nous touchent, auxquels nous réservons des réponses appropriées, hors desquels s’étend l’immense empire du bruit, c’est-à-dire des messages qui nous échappent mais où d’autres organismes puisent leurs informations pour construire leurs mondes propres. Traitement, pertinence, bruit, mondes propres…, ces notions nous rappellent que l’information n’est pas une chose, mais la projection mentale d’une interprétation, laquelle supposera toujours notre disponibilité : nous prélevons très sélectivement sur le monde de l’énergie, sous forme de nourriture (appropriée), et de l’information sous forme de nouvelles, de datas ou des signaux que nous savons déchiffrer – en opposant une indifférence de bûche à ceux qui ne nous concernent pas. D’un organisme à l’autre, l’information varie comme les régimes alimentaires ; un chien et son maître semblent habiter le même toit alors que les informations pertinentes pour chacun demeurent incommensurables.

 

Encombrements, saturation et pertinence

 

Définir l’information par sa pertinence revient à rappeler qu’elle est une grandeur négative, obtenue par soustraction. Car trop d’informations annule l’information. Comme le sculpteur arrache la forme de son œuvre à la matière brute, nous soutirons par analyse ou filtrage la bonne forme de notre information aux bruits environnants. Less is more : d’un moins (de messages), nous tirons un plus de sens (« faire sens » supposant toujours adéquation entre la forme du message et l’ouverture sélective de nos écoutilles : un cube rond n’entrera pas dans une grille aux trous carrés).

Face au torrent médiatique, notre première réponse est donc une relative indifférence ; au kiosque débordant de publications, nous achetons « notre » journal, que nous parcourons et zappons à notre guise, si bien que personne ne lit le même journal. Or, cette parcimonie risque d’augmenter avec les « nouvelles technologies ». Dans un monde désormais ancien, les médias distribuaient les mêmes programmes pour tous (information appelée push : télévision limitée à quelques chaînes, journaux quotidiens à quelques titres bien identifiés) ; nous partagions  dans cette mesure les nouvelles des autres. Les bouquets numériques et les nouveaux parcours à la carte proposés sur la Toile fragmentent ce monde commun, chacun pouvant à présent ignorer le monde des autres en ne traitant que les messages pour lui pertinents (information pull). Ce n’est plus le déluge et l’encombrement qu’il faut craindre avec ces nouveaux outils, mais une privatisation dommageable, et une restriction des individus aux seules curiosités touchant leurs propres mondes.

 

Ronds de lumière-chaleur et chauvinisme de l’information

 

Mais revenons à notre réverbère. Pourquoi la lumière est-elle l’archi-métaphore de l’intelligence ou de la trouvaille ? Serait-ce que le discours du savant, comme du philosophe, se guide généralement sur les métaphores de la vue, idée, théorie, évidence, clarté, etc ? Une saine recherche n’est pourtant pas seulement affaire de vue, mai pourquoi pas de tact, et de flair, deux sens auxquels Hegel déniait toute portée théorique puisqu’ils n’ont que faire de la lumière. (On pourrait remonter sur cette voie aux premiers mots de la Genèse, où la lumière vient en tête dans l’ordre de la création, avec une primauté ou une priorité qui font d’elle le médium par excellence de toute vue, et le premier message.) Le tenace héliocentrisme de notre épistémè est doublement gênant : il postule l’unicité de la raison (puisqu’il n’y a pour nous qu’un soleil) ; il postule son immédiateté ou sa gratuité : à la façon dont les rayons bienfaisants traversent sans effort ni coût décelable l’éther transparent, notre « lumière naturelle » ne demanderait elle-même qu’à se diffuser. Admirable propagation de cette raison-rayon !

Contre cet idéalisme, on rappellera que l’éclairage disponible trace le programme de nos questions en formatant nos curiosités, nos désirs ou nos infos en général. Hors de ce réseau aux conduites et aux fils plus ou moins enfouis, donc peu remarqués, s’étend pour chacun l’empire nocturne de l’insignifiance ou du bruit. Ajoutons que ce qui nous éclaire généralement nous réchauffe, depuis la nuit des temps. En sommes-nous vraiment sortis ? Le feu volé par Prométhée servit à forger des outils, et à étendre le rond de lumière de nos techno-sciences, à partir desquelles une « philosophie des Lumières » crut prendre son essor. Le même feu éclaire et réchauffe nos foyers, pôles d’attraction et de regroupement ; ainsi les nouvelles, éclairantes et reliantes, nous alimentent à feu doux en motifs de conversation et d’identification. La même in-formation qui révèle le monde (valeur référentielle) sert à nous former (valeur narcissique) ; nous tenons à nos infos, comme la chancelante héroïne du film Good bye Lenine barricadée dans sa clôture informationnelle, allergique aux messages qui effondreraient l’édifice fragile de son propre monde (devenu obsolète). Ce tenace désir d’une clôture partagée au cœur de l’information médiatique, dont le traitement semble collectif plutôt qu’individuel, expliquerait pourquoi, à l’heure de la mondialisation, la plupart de nos informations demeurent étrangement locales, et d’un chauvinisme peut-être indépassable : il n’y a pas de réverbère mondial.

Quelles que soient d’ailleurs les prouesses des « nouvelles technologies » et les promesses d’une « société de l’information », notre connaissance tournera toujours dans le cercle des messages que nous savons déjà traiter, ou des feux qui nous chauffent, dans la boucle auto-renforçante des savoirs acquis, des sentiers frayés et des outils disponibles hors desquels il serait aventureux de se risquer. « Tu ne me chercherais pas, pourrait dire chaque objet d’investigation, si d’autres ne m’avaient déjà trouvé… » Combien se contentent de gratter au pied du réverbère non pour y déterrer quelque chose, mais parce qu’on y est vu comme un chercheur brillamment éclairé ?

Nous opposerons donc aux vaillants de la mise en lumière (comme on dit mise en coupe) et aux ivrognes de l’unique réverbère

– qu’il y a fort peu de lumière naturelle, et que nous baptisons ainsi des éclairages techniques, artificiels : notre raison n’est pas innée mais dépend de dressages, d’appareillages et de prothèses multiples ;

–  qu’il ne faut donc pas postuler une unité de la raison (pas plus qu’une spontanéité de l’attention), mais voir celle-ci comme un résultat local, partiel ou un horizon (provisoire) gagnés par la standardisation  et la mise en compatibilité progressive de nos réseaux d’éclairage (qui n’ont pas tous le même voltage, n’utilisent pas les mêmes ampoules ni prises de courant…) ;

–  qu’au nom de cette unité prématurément postulée, on s’est agglutiné autour de la même lampe au lieu d’en imaginer d’autres, et d’en construire ailleurs – car il y a d’autres soleils à naître, et plus de feux sur la terre que toute notre philosophie n’en pourra jamais dénombrer…

Le mimétisme, le narcissisme, le primat de la relation nervurent le grand jeu de l’information ; raison de plus pour saluer les philosophes qui, comme François Jullien, confrontent notre culture avec celle de la Chine ; mais aussi les veilleurs et les vrais reporters (les rares correspondants de guerre aujourd’hui présents en Syrie) qui s’enfoncent au péril de leur vie sur le terrain des autres pour éclairer le bruit, la fureur, la nuit. Il faut beaucoup d’héroïsme aux journalistes pour continuer à faire leur métier sous certains régimes. 

Traiter l’information

 

L’information, notion complexe, est sujette dans son fonctionnement médiatique à bien des glissements ; « chose » d’intérêt public et d’un contenu idéal (ou de connaissance), elle est par ailleurs une marchandise qui obéit à des contraintes de rentabilité, elle entre dans des programmes où elle côtoie le désir d’influence, la conquête de « parts de marchés » et les sirènes d’une communication étrangère aux valeurs de détachement critique et de vérité. L’or de l’information court toujours le risque de se changer dans le vil métal de la communication – dans les jeux impurs de la propagande, de la pub, de l’influence ou du profit.

Tout journaliste hérite de ces ambiguïtés constitutives, et navigue entre les écueils. Cette profession longtemps mal définie suscite l’hostilité spontanée des savants, des spécialistes et, d’autre part, des hommes de pouvoir qui ont quelque chose à cacher. Un ressentiment diffus frappe la corporation dans la mesure où le journaliste agit comme un éclairagiste, soupçonné de ne pas braquer le projecteur au bon endroit ou de cacher ce qu’il ne montre pas. Toute médiatisation s’avérant source potentielle de richesse, d’influence ou de notoriété pour ceux qu’elle « éclaire », on accuse forcément les journalistes de connivence avec les people, et de partialité dans l’orientation du grand miroir.

Pourtant, une facile critique des médias apparaît aujourd’hui aussi vulgaire que les phénomènes qu’elle dénonce. Elle manque son objectif par idéalisme, quand elle présuppose un sujet d’avance compétent, doté d’une attention, d’un savoir ou d’un imaginaire qui ne devraient rien à ces accessoires subalternes, réputés aliénants pour notre génie congénital ou pour notre âme. Une variante de cet idéalisme oppose le gentil public aux maudits médias, suspectés de le « manipuler » ou de le prendre en otage. Cette rhétorique éprouvée fait toujours recette ; les thèses conspirationnistes nous dispensent à bon compte d’examiner les mécanismes de la réception, seuls pourvoyeurs du sens. Nous peinons à penser que la « domination » court dans les deux sens, les journalistes se trouvant eux-mêmes otages de la façon dont nous achetons les nouvelles ; les mêmes qui ont suivi avec des larmes de crocodile la mort de la princesse Diana « tuée » par les méchants paparazzi, se repaissaient de la presse people et des photos qui leur rendaient adorable Diana. La presse étant d’abord un marché, on n’y récolte jamais que l’information qu’on mérite.

L’information, d’ailleurs minoritaire dans la grille des programmes, est quelque chose que le destinataire traite. Retranché dans son monde propre ou abrité derrière le pare-choc de ses médias, chacun filtre et accueille les mondes des autres à ses propres conditions. Parce que nous sommes des sujets et non des boules de billard, communiquer pour nous signifiera toujours réfracter, traduire, atténuer ou amplifier le signal reçu du monde extérieur – voire l’ignorer ou le mettre en attente ; notre relation aux médias n’est pas énergétique mais sémiotique, elle consiste à échanger et interpréter des signes, comme fait la démocratie qui préfère convaincre à vaincre, et les joutes parlementaires aux thaumaturges de la fascination et de la violence.

Vivons-nous en régime d’ouverture ? La notion d’information (à la fois les données, les nouvelles et la connaissance) semble l’impliquer, elle nomme cet appel venu d’un monde extérieur, qui traverse notre clôture pour stimuler, enrichir et éventuellement compliquer notre vie. Karl Popper a qualifié notre société d’ouverte, c’est-à-dire sensible aux nouvelles et au changement, contrairement à une société monastique ou à divers totalitarismes pour lesquels l’histoire semble d’avance écrite et où l’on se borne à psalmodier son grand Récit. De même nos organismes, quoique rigoureusement clos dans une forme qu’ils passent leur vie à entretenir, et à tenter de reproduire à l’identique, sont ouverts à certains échanges énergétiques et informationnels.

Mais si nous sommes des machines à traiter de l’information, celle-ci pour mériter ce nom doit premièrement être compatible avec notre monde propre, c’est-à-dire  véhiculer des signaux que nos capteurs savent synthétiser ; donc compatible également avec notre culture, qui englobe la biosphère organique d’une couche concentrique, plus sélective et filtrante. Retranchés derrière cette double clôture organique-culturelle, nos cerveaux se montrent très réceptifs à quelques appels venus du monde extérieur, et ils rejettent tous les autres dans le bruit. Il n’y a pas d’information ni de bruit en soi ; un chat, très sensible aux évolutions d’une mouche sur la vitre, demeure indifférent aux caractères et aux photos imprimés sur le journal de son maître ; de même celui-ci sélectionnera les infos apportées par tel titre, à l’exclusion des autres  (les lecteurs du Figaro et de L’Humanité évoluent généralement dans des mondes propres différents). Cloisonnement des mondes, exposition sélective : la valeur principale d’une information réside moins dans sa vérité que dans sa pertinence.

 

  La communication contre l’information

 

Or, deuxièmement, cette information vacillante peut toujours s’empêtrer aux rêts de la communication. Opposée à l’information fatigante, il arrive qu’une communication trop pressante ou séduisante empêche celle-ci de décoller, ou de s’en extraire ; l’impératif de consensus bride l’information, le primat de la relation oblige à ménager l’autre. Partout où l’individu a tissé son cocon familial, amical, social ou professionnel, il n’est plus libre d’enquêter. L’impératif de (bonne) relation émousse le tranchant de l’information dans le confort du lieu commun. De l’affaire Dreyfus aux enquêtes corses, la loi du silence veille à protéger d’abord les siens ; et un « journalisme de révérence » (Serge Halimi) supplante l’exigence déontologique de la référence.

L’information troisièmement est toujours menacée par les parasites et prédateurs de l’infiltration publicitaire. Où passe exactement, dans un journal imprimé ou audio-visuel, la frontière entre information et communication ? Depuis que les attaché(e)s de presse et les pubards se sont promus communicateurs, deux logiques ou métiers s’affrontent clairement, les journalistes d’un côté, payés pour extraire, traiter et présenter le plus clairement possible l’information au public ; et de l’autre divers communicants, qui sachant bien que « trop de pub tue la pub » s’efforcent donc, pour préserver l’efficacité de celle-ci, de l’infiltrer dans les pages de l’information proprement dite. Un filet ou une typographie différente distingue en général dans la presse écrite les « publi-reportages » ; quant aux coupures publicitaires,  elles ont au moins le mérite de la franchise. En plusieurs domaines toutefois, la frontière demeure floue, où s’arrête l’information et où commence la promotion (la propagande) en matière de culture, de tourisme, mais aussi d’idéologie politique ou religieuse ? Il est souvent malaisé pour le journaliste lui-même, harcelé de pressions et de complaisants « dossiers de presse », de maintenir le cap d’une enquête véritable sans rien céder aux sirènes de la com. Deux critères simples aident à faire le tri : un contenu d’information s’achète ou coûte généralement quelque chose, alors que la communication se donne ; on appelle d’autre part information un énoncé d’intérêt supposé général, émanant de l’ordre anonyme du monde, alors que la communication vient d’entreprises ou de groupes porteurs d’intérêts particuliers. Cette distinction recoupe elle-même la valeur d’ouverture informationnelle opposée aux refermetures communautaires.

 

Temps de cerveau humain disponible

 

En mai 2004, Patrick Le Lay, PDG d’une chaîne de télévision jadis fleuron du service public, a dit son mépris des valeurs de l’information dans une interview qui vendait la mèche : « Dans une perspective ‘business’, soyons réalistes : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. Or pour qu’un message soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ». Il est rare qu’un patron de presse  affiche un tel degré de cynisme !

Son coming out eut le mérite de pointer que l’un des enjeux principaux de l’économie moderne est la captation du « temps de cerveau humain disponible », et  que les médias participent pleinement de cette « économie de l’attention », qui est une méta-économie : de même qu’il a fallu, après avoir produit des marchandises, fabriquer pour celle-ci des acheteurs, donc du désir (une fois la société parvenue à un certain état d’abondance, la publicité s’impose pour diriger l’acte d’achat entre des biens ou des services globalement équivalents), on peut appeler « économie de l’attention » ce conditionnement (ce massage) de nos désirs, de nos curiosités, voire de tout contenu de conscience. Quantité de disciplines contribuent aujourd’hui à scanner ceux-ci, ou à mieux nous expliquer « comment cela marche, une tête » (Aragon, Blanche ou l’oubli) : sciences de l’information-communication, sciences cognitives, psycho- et sociologies, esthétique, critique littéraire et rhétorique… s’affairent également à éclairer cette boîte noire, les uns critiques et chercheurs universitaires pour repérer et renforcer l’autonomie de notre direction de conscience, les autres (requins du type Le Lay) pour nous transformer doctement, doucement en chiens de Pavlov.

3 réponses à “L’ivrogne et le réverbère”

  1. Avatar de Asia
    Asia

    Merci pour ce texte, plus éclairant que les réverbères !
    Il pose aussi, bien que non formulée, la question de l’inattention : défaut d’attention certes, mais aussi peut-être une des façons de résister à tout ce qui vise à nous formater ?

  2. Avatar de Daniel Bougnoux

    Oui, merci de renvoyer la balle ! Je me suis aperçu, en rédigeant cet article pour le colloque « Economie de l’attention », que toute la médiologie (et tant d’autres approches) entraient dans ce cadre, j’attends donc avec curiosité les débats qui démarrent demain, et qui ne manqueront pas d’alimenter ce blog … et d’éclairer ma lanterne ou mon réverbère !

  3. […] Daniel Bougnoux, L’ivrogne et le réverbère. Texte présenté au colloque « économie de l’attention » des 3 et 4 octobre […]

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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