Manhattan in blue

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Manhattan (film de 1979) n’est pas sans raisons un titre-culte. Woody Allen y déclare plusieurs amours (qui pourraient être aussi les nôtres) ; avec drôlerie, et gravité, il nous entraîne dans le tourbillon folâtre des passions ou passades qui occupent ordinairement les dîners au restaurant, les divans des psychanalystes ou la plupart de ses propres films, mais il suspend au-dessus de ce tohu-bohu cocasse et bariolé, comme autant de points fixes, quelques appels supérieurs qui demeurent résolument d’un autre ordre, statiques, quasiment sacrés. Dans Manhattan, film d’un mouvement et d’une immobilité également remarquables, affleurent, de façon aussi furtive que décisive, quelques éléments d’une religion de Woody.

Son ouverture célèbre et décidément magistrale ne risque guère de se démoder : trois douzaines de plans fixes en noir et blanc sur le skyline de New York à différentes heures du soir ou de l’aube, mais aussi sur Brooklyn Bridge, Broadway, des joggers dans Central park, Marble Arch ou le Fulton Fish Market…, placent ce décor dans une apparence d’éternité, couronnée par les diadèmes d’un feu d’artifice. Mais rehaussée surtout par les premières minutes de la Rhapsody in blue de Gerschwin, qui épouse impérieusement ces panoramiques pour lesquels elle semble écrite, avec ses somptueux glissando de clarinette (l’instrument fétiche de Woody), l’appel insistant des cuivres et les accords plaqués du piano. La ville et la musique, à la faveur d’une pareille convergence, semblent se fondre comme jamais pour composer un monument qui nous dépasse. Bien loin de paraître désuet, le noir et blanc associé ici au format du cinémascope scintille, tellement plus majestueux que la couleur ; et ce recul place la capitale à bonne distance, dans le lointain familier de ces clichés que nous chérissons tous si nous avons une fois parcouru ces rues entre les gratte-ciel, qui ont servi au cinéma américain si souvent de décor qu’arpenter New York, ce sera toujours comme marcher dans un film…

Manhattan se hisse d’emblée au niveau de l’icône en ouvrant ainsi sur le mythe de la ville la plus remuante, la plus affairée, la plus saturée d’énergie ; pour mieux  cadrer ses mouvements et descendre dans leur détail, Woody commence par fixer l’immobile, la transcendance immuable et hautaine des architectures qui donnent à New York son évidence d’élan projeté vers le ciel ; ou, ainsi couplé à cette rhapsodie, son irrésistible pulsation. Comment mieux souligner que le décor sera le personnage principal de l’intrigue ? New York, comme l’indique sobrement le titre, est le héros de ce qui va suivre, mais aussi le destinataire de la tâtonnante déclaration d’amour qui accompagne cette ouverture : tandis que nous voyons défiler les images de la ville, la voix off d’Isaac Davis (joué par Woody) dicte au magnétophone plusieurs versions, successivement raturées, de son adoration. Fournisseur de gags pour la télévision, le quadragénaire deux fois divorcé tente de se projeter dans la peau d’un romancier et il confie, par personnage interposé, ses phrases d’amoureux transi au papier : « ‘Il adorait New York city, il l’idolâtrait au-delà de toute proportion. (…) Il était trop romantique au sujet de Manhattan, comme il l’était sur tout le reste. Il prospérait dans la perpétuelle effervescence de la foule et du traffic’. (…) Non, chapitre un : ‘Il adorait New York. Pour lui, c’était la métaphore du déclin de la culture contemporaine. (…) Qu’il était dur d’exister dans une société désensibilisée par les drogues, la musique tapageuse, la télévision, le crime, les ordures’. (…) Trop agressif. (…) ‘Derrière ses lunettes à monture noire se tenait lové le pouvoir sexuel d’un chat sauvage’. (J’aime ça.) ‘New York était sa ville. Et le resterait toujours’. »

Ce cri d’amour n’est pas de surface : tournant Manhattan, Woody a renoncé à toute reconstitution des lieux en sudio, et situé tous ses plans en décors naturels.

Après avoir planté ce cadre géant, la caméra zoome sur Elaine’s, un restaurant bien réel où Woody a son rond de serviette, pour y caser les conversations minuscules et les intrigues banales de deux couples : entre Yale marié à Emily et Isaac récemment « fiancé » à la très jeune Tracy, l’irruption d’une troisième femme (Mary, jouée par Diane Keaton) dont il est d’abord question à la cantonade va jeter une belle pagaille. Chassés croisés, ruptures, immaturité, incertitudes ou tenace rancune (de la part de Jill jouée par Meryl Streep, qui a quitté Isaac pour vivre avec une femme et qui raconte, dans un livre à paraître, ses motifs de divorce) entraînent nos protagonistes dans une farandole de gestes désordonnés, rendus quelque peu minuscules à l’échelle posée par la grandiose ouverture. Leurs débats, leurs désirs n’accèdent pas à la tragédie, tous semblent tourner en rond et leurs efforts pour retomber dans les pièges qu’eux-mêmes ont préparés les rendent passablement ridicules : nous sourions de les voir, comme Gulliver ligoté sur la plage de Lilliput, accaparés à ce point par les complications de leur vie sentimentale et sociale.

Au-delà ou au beau milieu de ces tourbillons néanmoins, qui trament ordinairement les intrigues de Woody, demeure un autre point fixe, le visage et le personnage si touchant de Tracy. Cette très jeune actrice, Mariel Hemingway (petite-fille du romancier) qui a dix-sept ans dans le scénario, semble hors jeu, ou carrément ailleurs. Sa présence parmi cette foule en constantes représentations me fait songer au personnage de Bérénice, associée au masque de l’inconnue de la Seine dans le roman Aurélien d’Aragon. Comme le skyline de l’ouverture, Tracy figure ici l’inatteignable horizon des hommes, celui auquel nos désirs n’accèdent pas ; et c’est sur son visage si lisse, si pénétré d’émotions vraies que s’achèvera en plan serré le film. Comme un autre hommage de Woody à ce qu’il adore sans pouvoir l’égaler.

Le quadragénaire dans plusieurs conversations avec Tracy au lit ou au restaurant a tenté de la dissuader de trop s’attacher à lui, en vain : pour elle la différence d’âge ne semble pas compter, c’est Isaac qu’elle a choisi d’aimer. Qu’il bifurque et se détache d’elle pour aller vers Mary, la séduisante mais fantasque journaliste qui ne sait pas ce qu’elle veut, et le prévient qu’avec elle ça ne pourra que mal finir…, est une erreur à mettre au compte d’une névrose qui lui a déjà valu deux divorces – tout en professant un ardent désir de monogamie, « comme les couples de pigeons ou de catholiques ». Diane est elle-même touchante dans le personnage horripilant de Mary, capable d’émettre des jugements insupportables aux oreilles d’Isaac, comme cette liste qu’elle lui débite des artistes surévalués où figurent tous ceux que son futur compagnon admire, au premier rang desquels Ingmar Bergman… Très cérébrale, Diane/Mary ne veut pas se laisser prendre facilement par les sentiments et elle joue, forte de sa psychanalyse, à celle qui en a fait le tour – tandis que Donny, son psy, est tombé dans le coma, victime d’un mauvais trip à l’acide !

La farandole des désirs ou des masques entre ces deux-là connaît pourtant deux points de suspension, ou d’un arrêt qu’on pourrait dire mystique : quand ils assistent depuis un banc sous le Queensboro Bridge (East river) au lever du jour – ce mémorable plan a servi d’affiche pour le film ; et quand, trempés par l’averse, ils trouvent refuge au planétarium, et basculent tous deux à l’envers du monde dans un espace et à une échelle qui dépassent de loin leur condition d’amants hésitants, de new-yorkais querelleurs ou de névrosés à la recherche de leur identité. Cette parenthèse elle-même filmée de façon très étrange montre une dissolution des fragiles silhouettes, et de leurs voix, dans un abîme soudain inconnu, comme si la gravitation et l’attraction bien réelles entre les corps trouvaient ici à s’accomplir, et se dissoudre. Magnifique, géniale mise en perspective du désir transposé dans cette projection entre les planètes.

La visite au planétarium sera reconnue rétrospectivement par ses deux protagonistes, qui analysent tout, comme le moment de cristallisation de leur couple. Or une autre séquence, tragico-loufoque, offre un point de suspension également décisif, dans la querelle ou scène d’explication que Woody a avec son ami Yale, qui vient de lui « reprendre » Mary ; dérangé par Isaac pendant le cours où il enseigne la littérature, Yale le conduit en hâte dans une classe voisine, dévolue aux sciences naturelles et ornée, à côté de la porte, par deux squelettes qui semblent y monter la garde. Très remonté, Woody adresse à son ami un flot d’objurgations pathétiques, où il est question notamment de ce que c’est d’être un homme, et de l’image que nous lèguerons à nos survivants, cependant que la caméra, ironiquement, efface Yale de l’écran pour lui substituer le crâne de l’anthropoïde auquel, insensiblement, le monologue s’adresse – dans un puissant remake des phrases d’Hamlet méditant au cimetière sur le crâne du « pauvre Yorrick » !

On voit comment le script peut être débordé par la prise de vue, ou comment, selon Truffaut, le tournage est la critique du scénario, et le montage la critique du tournage… Mais on voit aussi au fil de Manhattan affleurer à petite touches les rappels de la mort, de l’au-delà, ou la question de notre place dans le monde, ou le décor.

Une autre séquence d’immobilisation, ou de coagulation amoureuse du mouvement venant couper, ici et là, la course trépidante de l’intrigue apparaît à l’occasion d’un souhait touchant de Tracy en réponse au « Qu’aimerais-tu faire ce soir ? » d’Isaac ; nous n’entendons pas la réponse de la jeune femme mais nous assistons à sa réalisation immédiate, dans les pas lents d’un cheval parcourant, la nuit, les allées de Central park : le couple a loué une calèche, la ville entre les feuilles des arbres scintille, d’autres (Yale) rêvent de rouler en Porsche, Tracy et Isaac s’embrassent au rythme des sabots et du grincement des roues… J’ai retrouvé depuis, dans le film Midnight in Paris (2011) ce bruit des sabots soudain substitués aux automobiles sur les pavés de la capitale, et son effet de ravissement associé au ralentissement.

Isaac court pour finir dans les rues de New York, il ne s’agit pas de jogging, il vient de s’arracher au divan où, allongé dans son nouvel appartement en position d’analysant, il confiait à son magnétophone les raisons qui font que la vie mérite d’être vécue, « eh bien d’abord Goucho Marx… le second mouvement de la symphonie Jupiter… Louis Armstrong, « Potatoe blues », les films suédois, évidemment L’Education sentimentale de Flaubert, Frank Sinatra, Marlon Brando, les fantastiques pommes de Cézanne, le crabe chez Sun Wo’s, … le sourire de Tracy ». Choc électrique du souvenir ! Il ne l’a pas revue depuis des semaines, n’a pas répondu à ses appels, il fouille dans un tiroir à la rcherche de l’harmonica qu’elle lui a offert, y plaque quelques notes en forme de baisers, la musique de la scène en calèche (mélodie de Gerschwin ?) revient très fort et envahit la pièce, il court, faute de taxi, le téléphone répond occupé, il se précipite vers l’immeuble où, derrière la vitre, il la voit chargeant de valises les bras d’un chauffeur de taxi, trop tard, elle part pour Londres !

Leur dernier échange est déchirant, jamais je crois Woody ne s’est montré plus juste, plus touchant. C’est un dialogue de visages, filmés en plan très serré. « Tu es la réponse que Dieu aurait dû donner à Job », lui a-t-il dit un  soir, et maintenant il va devoir l’attendre six mois, que c’est long ! « Je n’ai pas envie de voir ce que j’aime en toi changer ». Elle-même est encore, de son propre aveu, une enfant, mais c’est elle qui le rappelle aux réalités, lui fait la morale et tente de le rassurer, elle va poursuivre à Londres ses cours de théâtre comme Isaac l’en pressait, elle ne fait que suivre son conseil, ils auraient pu s’aimer mais il ne l’a plus voulu… Entre le sourire et les larmes, sur le doux visage de Tracy dont le rayonnement calme rejoint dans notre mémoire le skyline, les planètes, le lever du jour sur le pont de Queensboro…, s’imprime pour finir le but fuyant des hommes victimes de leur course folle d’adolescents impétueux, victimes (comme écrit Jill dans son livre-règlement de compte) de cette « grandiloquence qui n’était que du narcissisme ».

 

2 réponses à “Manhattan in blue”

  1. Avatar de M
    M

    Bonjour!

    J’attendais un commentaire, un seul, avant de me lancer dans cette affaire plus ou moins ténébreuse pour dire mon petit mot.

    Ce sont là, certes, des choses de la ville – et quelle ville! qui ne sont pas du ressort des gens de la campagne qui ne vont pratiquement jamais au cinéma ou si peu! Peut-être, mais le désir est un objet qui concerne tout le monde et je ne vois pas pourquoi, une fermière ou un gars du monde rural ne donnerait pas son point de vue sur la silhouette urbaine dont il est question dans ce billet de l’auteur de « La crise de la représentation » dessinant à sa manière bleue la ville du réalisateur.

    Les personnages de ce milieu intellectuel aisé sont des beaux parleurs, cultivés, lucides, rationnels qui ont des idées sur tout mais il n’empêche qu’ils s’ennuient à mourir. Nous retiendrons de la critique du film une sorte de rappel à notre destination « supra-sensible ».

    A Manhattan ou dans un coin perdu de la dolce France, on a tous nos squelettes dans la salle d’anatomie ou des fêtes et la jeunesse grave d’une Tracy qui fait son cinéma ne nous met pas en un tournemain sur la trajectoire de la coïncidence des êtres, là où le « je » entre en osmose avec le social et la nature.

    Peut-on encore faire confiance aux gens et se dire qu’en fin de compte et de conte, tout n’est pas corrompu?

    Pourquoi pas? Et c’est bien parce que l’on ressent quelque chose de vrai ou d’exact dans des situations très différentes, qu’il nous plaît de venir jusque-là, pour écrire un mot à l’ami cinéphile qui, dans le champ de l’essentiel, saura lire dans les contrechamps des faiseurs d’icônes, le chant merveilleux du spectre.

    Et si ce n’était pas une illusion? A chacun son horizon humain ou non!

    M

    A l’instant, arrive un autre billet qui sent bon la rose.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Merci cher M. de demeurer fidèle et de commenter (le seul jusqu’à présent) ces petits essais consacrés à mon cher Woody. Je compte persévérer sur cette voie aparemment peu frayée, persuadé de la qualité de ces films, qu’il n’est pas nécessaire d’être urbain, bobo voir Juif new-yorkais pour apprécier ; Woody est un peu notre Balzac, il a cadré mieux que personne nos raisons de détester et d’aimer notre époque. Et vous pouvez, loin de toute salle obscure (dont il célèbre si bien le charme) vous procurer ces DVD pour moins de 8 € chacun, avez-vous un lecteur ? Regardez-vous quelquefois des films ? Inestimable source de divertissement et de culture…

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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