Pour saluer Gabo

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  Undated photo of Gabriel García Márquez

Le fascinant auteur de Cent ans de solitude a donc fini, en sa quatre-vingt septième année, par trouver la sortie hors de son propre labyrinthe.

Tous ses lecteurs, millions de par le monde, ne pourront désormais que relire avec émotion la page 137 (dans la  belle traduction de Carmen et Claude Durand, édition du Seuil 1968) : « Je suis venu pour l’enterrement du roi. / Ils pénétrèrent alors dans la chambre de José Arcadio Buendia, le secouèrent de toutes leurs forces, lui crièrent à l’oreille, lui mirent une glace devant les narines, mais ne parvinrent pas à le réveiller. Peu après, tandis que le menuisier prenait ses mesures pour le cercueil, ils virent par la fenêtre tomber une pluie de minuscules fleurs jaunes. Elles tombèrent toute la nuit sur le village en silencieuse averse, couvrirent les toits, s’amoncelèrent au bas des portes et suffoquèrent les bêtes dormant à la belle étoile. Il tomba tant de fleurs du ciel qu’au matin les rues étaient tapissées d’une épaisse couverture, et on dut les dégager avec pelles et rateaux pour que l’enterrement pût passer. »

On ne choisit pas ses pluies. Pourquoi les mots de Gabriel Garcia Marquez, ou d’Aragon, ou de Segalen, m’ont-ils à ce point pénétré, et depuis si longtemps, que je ressens chaque fois, rouvrant leurs livres, combien ceux-ci (dont je pense secrètement qu’ils ne furent écrits que pour moi !) me sont devenus intimes, ou consubstantiels ? Au moment de partir pour Cuba en novembre dernier (séjour relaté supra sur ce blog, « Cuba c’est gai Cuba c’est triste »), j’avais choisi d’y emporter un seul titre, en deux éditions pour l’avoir dans les deux langues et ranimer par lui ma (fragile) connaissance de l’espagnol, Cien anos de soledad bien sûr, dont j’ai réussi à lire là-bas un bon tiers dans sa version originale. Merveilleuses retrouvailles, de l’ordre du rêve : « Il rêva qu’il pénétrait dans une demeure vide, aux murs tout blancs ; l’impression pesante d’être le premier humain à y entrer le rendait inquiet. Dans ce même rêve, il se rappela qu’il avait rêvé la même chose la nuit précédente et au cours de nombreuses nuits de ces dernières années, et il sut que cette image se trouverait effacée de sa mémoire dès son réveil, car le rêve, dans sa récurrence, avait cette particularité qu’on ne pouvait s’en souvenir qu’à l’intérieur du même rêve » (p. 253).

Et merveilleuse circularité, ou sur-place, de ces mondes cloisonnés ! Tout lecteur de ce livre a très vite reconnu qu’il y tournait en rond, dans l’O central de ce village mythique, MACONDO, construit de miroirs ou de mirages tels que les générations successives y endossent les mêmes noms, les mêmes batailles dans la mémoire qui s’accumule avant de tomber en poussière, rongée par les fourmis, un oubli vorace ou les germinations d’une végétation carnivore… « L’histoire de la famille n’était qu’un engrenage d’inévitables répétitions, une roue tournante qui aurait continué à faire des tours jusqu’à l’éternité, n’eût été l’usure progressive et irrémédiable de son axe » (p. 373).

« J’appelle poésie cet envers du temps » (Aragon) ; j’appelle Macondo, aurait pu dire Marquez, cet envers de l’histoire où les grands actes des hommes se trouvent piégés, sucés par une nature dévorante autant que par les lubies, la solitude et les retours cycliques inéluctables du rêve : « Les hommes de l’expédition se sentirent accablés par leurs propres souvenirs qui paraissaient encore plus anciens dans ce paradis humide et silencieux, d’avant le péché originel, où leurs bottes s’enfonçaient dans des mares d’huiles fumantes et où ils s’acharnaient à coups de machette sur des lys sanglants et des salamandres dorées » (p. 16). Ou bien : « …et sa volonté défensive fut réduite à rien par l’irrésistible appétit de connaître quels étaient ces sifflements orangés et ces sphères invisibles qui l’attendaient de l’autre côté de la mort » (p. 374).

Contrairement aux épopées qui chantent la geste fondatrice d’une génération de héros, l’auteur décrit dans ces pages comment il arrive que les hommes désaxés tombent irrémédiablement hors de l’histoire ou à côté de leur volonté la plus certaine, comment l’incertitude, la fantaisie ou la marotte nous enfoncent dans nos propres marécages, là où les actes se répètent, où l’écho rebondit sur l’écho et l’histoire ironiquement se mord la queue. Symbole d’une Amérique latine ou caraïbe exclue du temps historique ou des événements dominants ? Fable sur le peu de volonté ou de réalisation, ou de révolution, ce dernier vocable n’évoquant de ce côté-ci que le retour immuable des sphères ? Immense enquête sur l’envers du temps, celui qu’on perd et qui suinte ou ramifie son cours en deltas, en marais où les consciences enlisées pataugent, aux prises avec la chimère…

Nous avions consacré au premier trimestre 1979 le numéro 11 de notre revue, Silex, à « Gabriel Garcia Marquez, Amérique latine » ; le prétexte (et le financement) de ce volume de 148 pages nous étaient fournis par le projet d’une « adaptation » au théâtre de ce roman par Bruno Boeglin, qui vit le jour sous le titre de « Septem dies », entreprise de théâtre fort oubliable mais dont mes amis alors acteurs au CDNA, Philippe Morier-Genoud, Jean-Claude Wino, Gilles Arbona se souviennent peut-être. Je nous revois vendre ce numéro, accompagné de la plaquette consacrée à Septem dies, au « Théâtre du Huitième » de Lyon ; un diffuseur bénévole s’offrit à nous remplacer au cours de ces fastidieuses représentations, mais prit la fuite avec le fruit de nos ventes, et le stock de nos numéros. Dommage car cette onzième livraison (dirigée par Jean-Charles Gateau et que je conserve dans ma collection) avait une certaine allure, avec des textes et entretiens inédits en français de Gabo, des études et des témoignages d’Albert Bensoussan, Americo Ferrari,  Roland Forgues, Jean Franco, Emerita Fuenmayor, Brigitte Gavalda,  Jacques Gilard, Noé Jitrik, Bernard Letu, Mario Vargas Llosa,  Guy Martinière, Plinio Apuleyo Mendoza, Jacques Meunier, Arturo Montes ou Saül Yurkievitch… J’y avais moi-même contribué par deux monographiées d’artistes, le morave Ivan Theimer et le colombien Fernando Botero.

On y lisait particulièrement comment Gabo (reproduit avec son visage aux verrues en goguette, les pieds nus sous la table où il s’acharnait à écrire) logeait au milieu des années cinquante dans un hôtel de la rue Cujas ; comment jeune correspondant de presse, il y crevait de faim après la suspension de son journal au point, un jour, de faire la manche ; comment son faciès d’arabe lui valut, en ces temps de guerre d’Algérie, plusieurs contrôles d’identité, et même un jour une incarcération au poste de police où nos braves agents le tabassèrent à coups de pélerine roulée… Quels souvenirs le patriarche qui vient de mourir comblé d’honneurs et de richesse gardait-il de notre Ville-lumière ? Madame Lacroix, la patronne de l’hôtel de Flandre où il habitait au dernier étage, lui fit généreusement crédit, comme elle le renouvela un peu plus tard pour son presque compatriote également très désargenté, son ami péruvien Mario Vargas Llosa.

Parmi les nombreuses empreintes littéraires que Gabo reconnaît avoir reçues, relèvons celle de Virginia Woolf. « Je serais un écrivain différent de celui que je suis, et peut-être même un homme différent – confie-t-il à Plinio Apuleyo Mendoza (entretien de 1972 à la revue Libre traduit pour Silex par Marie-Christine Gateau-Brachard) – si, à vingt ans, je n’avais pas lu  cette phrase de Mrs Dalloway : ‘Mais il ne faisait aucun doute que, dans la voiture, était assise une sorte de grandeur ; une grandeur qui passait, secrète, à l’écart des mains vulgaires qui pour la première fois se trouvaient si proches de la majesté de l’Angleterre, de ce symbole durable de l’Etat que des archéologues sagaces auraient à identifier en fouillant dans les ruines du temps, le jour où Londres ne serait plus qu’un chemin couvert d’herbes, le jour où les passants qui circulaient dans ses rues ce mercredi matin ne seraient plus qu’un tas d’ossements avec quelques alliances aux phalanges, mêlés à leur propre poussière et aux plombages d’innombrables dents cariées’ ».

gabo

Il est toujours stimulant de réfléchir à la formation d’un génie littéraire. J’ai promis, dans un précédent billet, d’approfondir la question ou le cas-Shakespeare, que le livre magnifique de Lamberto Tassinari interdit d’identifier au bourgeois nonchalant de Stratford, auquel il propose de substituer la personnalité autrement fougueuse, et incroyablement riche, de l’immigrant John Florio, et de son père Michel Angelo. La mort de Gabo me détourne de poursuivre aujourd’hui avec Shakespeare, mais ces deux géants ne sont pas moins fascinants.

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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