Tassinari répond à Suhamy (dernière)

Publié le

Je poste avec cinq jours de retard la réponse à l’argumentaire de Henri Suhamy que me fait parvenir, de Montréal, Lamberto Tassinari ; la Haute-Corse où je réside maintenant, la rareté du réseau (pas de borne wi-fi pour mon ordinateur) et la chaleur estivale risquent, dans les semaines à venir, de perturber la « réactivité » de ce blog, merci néanmoins à mes centaine de « suiveurs » de lui rester fidèles ! Voici donc la réaction de l’auteur de « John Florio, The Man Who Was Shakespeare »,  une gerbe de raisons (parfois un peu vives) qui risquent de ne pas mettre fin à cette controverse, sur laquelle j’ai moi-même l’intention de revenir…

 

Lamberto TASSINARI : Je croyais que le phénomène Tsunamy  s’était estompé, mais non, le calme était apparent, il reculait juste pour charger à nouveau. Il ne me parle pas directement, il s’adresse à Daniel Bougnoux, titulaire du blog et auteur de ces interventions de soutien de mon livre qui ont ôté le sommeil à Henri Suhamy. La prise de position de Bougnoux  le trouble, car il représente à ses yeux l’intellectuel égaré, l’universitaire respectable qui s’est laissé séduire par l’imposteur en trahissant ainsi la catégorie des savants et la France tout entière.

 

La décharge suhamienne est abondante, vingt pages, violente.  Je serai plus concis.

 

À une autre époque, j’aurais probablement défié en duel ce « bully » plein de vent, arrogant, cattivo ! Un débardeur des études shakespeariennes. John Florio alias Shakespeare l’aurait démoli avec ces mots

As for critics I accompt of them as crickets (…) they lurke in corners but catch cold if they look out (…) they are bred of filth & fed with filth, what vermine to call them I know not, or wormes or flies or what worse? (…) they do not seek honie with the bee, but suck poison with the spider. (…) As for me, for it is I, and I am an Englishman in italiane; I know They have a knife at command to cut my throate “Un Inglese Italianato è un Diavolo incarnato.”

Ce critique-cible est le portrait de Suhamy :  bred of filth & fed with filth ! Moi aussi aujourd’hui je veux en finir avec cet homme obscène.

 

* * *

 

À la différence d’autres universitaires shakespeariens plus intelligents, plus fins – comme Stephen Greenblatt, Stephen Orgel, James Shapiro, Park Honan… –  qui, depuis trente ans, nous présentent un Shakespeare plagiaire, prêt à collaborer et à emprunter dans des livres d’auteurs anciens et modernes, le Suhamy se tient au modèle impérial de Shakespeare, c’est-à-dire celui du génie isolé. Les citations qu’il a mises en exergue en témoignent : c’est à l’individu exceptionnel, au Génie universel qu’il pense. D’ailleurs, le livre qu’il conseille à Daniel Bougnoux comme étant l’ouvrage capable de faire comprendre le mystère shakespearien (« la biographie réelle » l’appelle-t-il), le confirme. Ce livre, au titre intrigant de « William Shakespeare » par Angela et Jean-Marie Maguin, est introuvable dans les bibliothèques universitaires de Montréal. J’en ai lu cependant le résumé sur internet et j’ai compris les raisons de son absence dans les universités.

 

Que faisait-il pendant les dix années où l’on perd sa trace entre Stratford et Londres? Quelle est l’origine de sa fortune? Le livre suit, selon le fil chronologique, l’homme et son oeuvre. (…) Le portrait qui émerge est celui d’un homme bienveillant, génial, discret, contradictoire autant que réaliste et averti en affaires. A quatre siècles de distance, le visage de cet homme et l’image de son oeuvre tendent à se confondre. Nous avons tenté de les distinguer, tant, parfois, ils nous paraissent différents. Cette distinction nous semble constitutive de la personnalité du dramaturge.

 

Donc, pour le couple Maguin et évidemment pour le Suhamy qui admire leur ouvrage, la

vie et l’ œuvre de Shakespeare si différentes, finissent pour se confondre et l’œuvre prend le dessus. Tout étudiant de Shakespeare s’aperçoit de cette « distinction », de cette cassure et opposition dramatiques. Et voici le miracle stratfordien :  « cette distinction nous semble constitutive de la personnalité du dramaturge ». La grande, infranchissable  « distinction » entre vie et œuvre, devient leur point de force, la contradiction constitutive de la personnalité de leur Shakespeare. Sur cette base tout devient possible, toute difficulté posée par l’œuvre – l’idée originale d’une pièce, des pièces, leur généalogie, leurs sources, la connaissance des langues, des lieux, de l’histoire de la part de l’auteur  –  tout se comprend. Position fidéiste. Suhamy est un champion de l’orthodoxie impériale. Il croit à la persona de Shakespeare telle que révélée par Ben Jonson, espèce d’évangile d’après saint Benjamin.

 

Cela dit, une énigme shakespearienne existe:  il est indéniable que bon nombre de pièces publiées avant 1623  étaient anonymes, mais d’autres affichaient le nom Shakespeare différemment épelé :  Shake-speare, Shaks-pere, Shakspere, Shakespere, Shakespeare. Des témoignages existent, après la mort de l’impresario de Stratford et surtout avec le Folio de 1623 reliant Stratford upon Avon à l’œuvre attribuée à William Shakespeare. Mais il s’agit de preuves posthumes : Stanley Wells, le pape des Stratfordiens, l’admet. Mais  quand on décerne des contradictions insolubles, des manques incompréhensibles dans la théorie stratfordienne, alors les in quarto et les témoignages posthumes ne suffisent plus. Il n’ y a rien qui lie ces « noms » sur les couvertures à l’impresario théâtral et homme d’affaires de Stratford upon Avon avant 1623. Des soixante-dix documents qu’on a trouvés, la grande partie sont des documents légaux, actes de baptême, de mariage, acquisitions de propriétés, etc. Suhamy ne dit pas quels sont les documents, datés d’avant le Folio, qui prouvent que l’homme de Stratford était William Shakespeare le poète et dramaturge. Voici, schématiquement, les « faiblesses » de la théorie officielle :

 

• Il n’existe aucun témoignage personnel sur William Shakespeare comme personnage réel, en chair et en os, appartenant à la vie mondaine et culturelle de son temps. Quand on parle de Shakespeare en appréciant son style, on se réfère à un nom, à une réputation littéraire.

• Il provient d’une famille d’analphabètes, dont personne n’a rédigé de testament ni possédé de livres. Même ses deux filles signaient à peine leur nom.

• Nous n’avons pas de preuve qu’il ait fréquenté d’école. On ne peut que le supposer, vu ce qu’on lui attribue comme œuvre.

• Les rapports avec ses mécènes, le comte de Southampton et le comte de Pembroke, sont supposés, imaginés par la critique. Il n’y a aucun lien historiquement prouvé entre l’homme de Stratford et ces deux grands aristocrates auxquels il n’a jamais dédicacé une seule pièce de théâtre. On a trouvé seulement deux poèmes signés « William Shakespeare », et dédicacés à Southampton : Venus and Adonis en 1593 et The Rape of Lucrece en 1594, mais rien ne prouve que ce soit l’homme de Stratford qui les ait écrits et signés. Florio était le précepteur de Southampton et il lui a dédicacé son dictionnaire sous son vrai nom. Les trois dédicaces – celles des deux poèmes et du Dictionnaire – sont du même style et montrent un même rapport maître-élève entre Florio et Southampton.

• Dix-huit de ses pièces n’ont jamais été publiées de son vivant. Chose bizarre pour un auteur que les critiques considèrent si intéressé par l’argent (on le voit dans son testament). Plusieurs autres pièces n’ont jamais été jouées, et quand elles ont été jouées, les représentations étaient très souvent dans des résidences de nobles ou à la cour, pas dans des théâtres publics.

• Dans les éditions in quarto de ses pièces, très souvent le nom « Shakespeare » est épelé avec un trait d’union, épellation typique des noms de plume.

• Nous n’avons aucun manuscrit de son œuvre immense.

• Personne n’a jamais dédicacé une œuvre à Shakespeare. Qui dédicacerait quoi que ce soit à un nom de plume ?

• Il n’a pas laissé de bibliothèque à sa mort, même pas un seul livre, même pas une bible…

• Il n’a jamais écrit de lettres ni n’en a reçues. Mais dans les pièces de théâtre de Shakespeare on mentionne plus de 100 lettres !

• Son village qu’il aimait tant, Stratford upon Avon, n’est jamais cité dans l’œuvre qui lui est attribuée. Par contre, l’Italie est nommée presque 40 fois et on a trouvé 800 références générales à l’Italie dans l’œuvre.

 

Venons-en au texte.

La décharge de Suhamy est parsemée de bêtises. Le prolifique critique shakespearien perçoit que l’intrusion de John Florio, juste à la fin de sa carrière, risque de tout gâcher, de détruire son idole. D’où l’urgence de son intervention forcenée. Sinon, pourquoi tant d’acharnement contre mon livre qu’il n’a même pas lu ? Est-ce que Suhamy est intervenu avec la même rage contre le puissant clan des  Oxfordiens, les Baconiens ou les Marlowiens ? Pourtant il y a des noms prestigieux dans les rangs oxfordiens : trois grands acteurs shakespeariens, John Gielguld, Derek Jacobi et Michael Rylance. Stanley Wells est descendu dans l’arène pour les pourfendre. Pas Suhamy, que je sache. Il semble s’amuser avec le C.A.F., en réalité il essaye de conjurer la redoutable possibilité qu’une opinion favorable au Shakespeare transculturel, à Florio, se forme piano piano dans le lectorat international.

De mon livre qu’il prétend insignifiant, il écrit en s’adressant à moi :

 

Il ne sait pas que lesdits spécialistes ne manquent pas de moyens de rétorsion, et feront vite apparaître ses invectives comme des criailleries de gniard mal élevé.

 

Il craint que Florio puisse convaincre davantage de monde, pénétrer les orthodoxes. John Florio makes sense, Suhamy, vos craintes sont fondées ! Les docteurs des Églises sont coriaces et méchants, ils l’ont toujours été. Shakespeare le dit de façon si percutante :

 

Be circumspect how you offend schollers, for knowe,

A serpents tooth bites not so ill,

As dooth a schollers angrie quill

(John Florio, Second Frutes, VI)

 

 

En ouverture de sa décharge, Suhamy affirme :

 

Ce Florio est tout aussi étranger à la production de l’œuvre de Shakespeare que peuvent l’être Vercingétorix ou Vladimir Poutine.

 

Quelle erreur stratégique que d’écrire une telle stupidité et fausseté, Suhamy, vous n’êtes pas un génie. L’œuvre de Shakespeare  déborde des traces de John Florio : de ses mots, de ses  idées, de son style, à partir des First Fruits  de 1578 jusqu’au Montaigne de 1603. C’est vrai que les spécialistes ont réussi, par leur autorité, par transmission pédagogique de leur volonté (pas besoin de complot),  à contrôler la recherche internationale qui a produit si peu d’études sur les rapports entre Shakespeare et Florio. Toutefois, déjà en 1902, le rédacteur d’un chapitre de l’Encyclopedia Britannica affirmait:

 

Florio and Shakespeare were both, moreover, intimate personal friends of the young earl of Southampton, who, in harmony with his generous character and strong literary tastes, was the munificent patron of each. Shakespeare, it will be remembered, dedicated his Venus and Adonis and his Lucrece to this young nobleman; and three years later, in 1598, Florio dedicated the first edition of his Italian dictionary to the earl in terms that almost recall Shakespeare’s words. Shakespeare had said in addressing the earl, « What I have done is yours, what I have to do is yours, being part in all I have devoted yours. »

 

Et les mots de Florio:

 

… to your bounteous Lordship, most noble, most vertuous, and most Honorable Earle of Southampton, in whose paie and patronage I have lived some yeeres to whom I owe and vowe the yeeres that I have to live.

 

Voici les titres de trois vieux livres que Suhamy devrait  connaître et qui contiennent les preuves de l’importance du rôle de Florio dans la « production de l’œuvre de Shakespeare »:

 

–        Giovanni Florio. Un apôtre de la Renaissance en Angleterre à l’époque de Shakespeare (1921) par Clara Longworth Chambrun ;

–        Shakespere’s Debt to Montaigne (1925) par George Coffin Taylor ;

–         John Florio. The life of an Italian in Shakespeare’s England (1934) par Frances Amelia Yates.

Les trois auteurs ont tous reçu, à l’époque où leurs livres ont été publiés, des avertissements de l’establishment académique, sorte de rappel au respect de la théorie shakespearienne officielle, eux-mêmes le laissent entendre clairement dans leurs livres.

 

Ce n’est qu’à partir  de 2005 que, après une pause de soixante-dix ans,  les universités semblent découvrir à nouveau John Florio, comme ces publications le démontrent:

 

–        ‘Who the devil taught thee so much Italian?’ Italian language learning and literary imitation in early modern England, 2005, par Jason Lawrence

–        The Italian Encounter with Tudor England, 2005, par Michael Wyatt qui consacre à Florio l’entière seconde partie de son livre.

–        et puis Manfred Pfister, Christophe Camard, Keir Elam, Arthur Kirsch

–        L’introduction au dictionnaire 1598 de Florio par Hermann Haller, 2013

–        Who Edited Shakespeare ? Deux longs articles de Saul Frampton qui annonce un livre sur Shakespeare et Florio, 2013 http://www.guardian.co.uk/books/2013/jul/12/who-edited-shakespeare-john-florio?INTCMP=SRCH#start-of-comments

http://www.theguardian.com/books/2013/aug/10/search-shakespeares-dark-lady-florio

 

–        Shakespeare’s Montaigne, par S. Greenblatt, P. Platt, 2014

 

 

Contrairement à la grossière affirmation de Suhamy, John Florio est très proche, dangereusement proche de Shakespeare. Il n’a lu aucun de ces livres ? Peut-être s’agit-il des mauvais spécialistes qui encombrent la scène universitaire dont Suhamy se plaint dans son texte. Poussé par ses propres fantasmes, il se trompe encore et encore, il invente même :

 

 

Parmi les preuves que le Tassinari prétend avoir trouvées se trouve la présence dans l’œuvre de Shakespeare de citations tirées de la Bible dite The Bishop’s Bible, éditée par Matthew Parker, archevêque de Canterbury, en 1568. Cette bible a été jusqu’à 1611 la version officielle et obligatoire que les fidèles anglicans, c’est-à-dire en théorie tous les sujets de Sa Majesté, devaient avoir chez eux. Nous savons maintenant grâce à M. Tassinari que John Florio était la seule personne en Angleterre à posséder un exemplaire de ce texte. Question subsidiaire : Monseigneur Parker en possédait-il un lui aussi ?

 

Dans mon livre il n’est jamais question de cette version de la bible.

 

Et encore :

En fait il [John Florio] a bel est bien tout révélé dans son testament, mais celui-ci a brûlé dans le grand incendie de Londres.

 

Non, Suhamy, le testament de John Florio existe : il s’agit d’un document hautement shakespearien que je compare à celui, banal et embarrassant, de Shackspeare (sic), ici : http://www.johnflorio-is-shakespeare.com/will.html

 

Et encore :

La tragédie de Roméo et Juliette (incidemment j’ai joué moi-même le rôle du vieux Capulet à Stratford upon Avon, mais ce n’était pas sur la scène du grand théâtre) ne contient qu’un seul détail topographique : on y mentionne une église Saint-Pierre qui n’a jamais existé à Vérone.

 

Suhamy : il y a quatre églises du nom de San Pietro à Verona à partir du 13e siècle : San Pietro in Castello, San Pietro in Archivolto, San Pietro Martire et San Pietro Incarnario !

San Pietro Incarnario  est l’église choisie par les Capuleti pour le mariage de Giulietta selon l’extraordinaire recherche de Richard Paul Roe The Shakespeare Guide to Italy, publiée chez Harper Perennial en 2011, p.7-33. Et cela n’est pas le seul détail topographique de cette pièce :  R.P. Roe découvre aussi la signification de cette référence jusqu’ici insignifiante ou mystérieuse à une old Freetown  qui est bien  Francavilla cité tout prêt de Verona. Roe a fait des découvertes fascinantes qui prouvent hors de tout doute que la connaissance de l’Italie de la part de Shakespeare était profonde et subtile. Que Suhamy lise ce livre.

 

 

Il continue :

 

Vérone se trouve à 100 kilomètres de l’Adriatique, et Milan à 147 kilomètres de la mer Tyrrhénienne. Pour rejoindre Milan à partir de Vérone par la voie maritime il faut donc contourner toute l’Italie.

 

Ce n’est pas vrai : par bateau on va de Milan via le canal de la Martesana à la rivière Adda en passant par Cremona et Legnago et de là en empruntant la rivière Adige jusqu’à Verona. La voie fluviale était plus sûre que la voie terrestre via Bergamo-Brescia. Démonstration impeccablement logique et rigoureusement historique de R.P. Roe, p. 35-85

 

Et je pourrais multiplier les exemples.

 

Intervenant dans ce blog, Suhamy a mentionné de façon élogieuse au moins deux fois Scott McCrea, un écrivain et professeur de théâtre de New York qui, avec son livre de 2005 « The case for Shakespeare. The end of the Authorship question », a prétendu mettre fin à la «Question». Malheureusement pour lui son livre est sorti au moment même où la polémique allait exploser sur les deux rives de l’Atlantique ! McCrea est un tricheur, je l’ai découvert et je le montre dans mon analyse de la critique qu’il a faite de mon livre:  http://www.johnflorio-is-shakespeare.com/scholarspotting.html

 

Enfin,  des quatre raisons que Suhamy brandit contre Florio, je retiens sa première, les autres trois, comme le dit Daniel Bougnoux sont insignifiantes :

 

Pour ma part je n’ai pas 15 raisons de penser que Florio n’a pas produit les œuvres de Shakespeare, je n’en ai que 4 :

1. Florio lui-même n’a rien revendiqué, alors que s’il était l’auteur véritable, il avait toutes les raisons matérielles et morales, ainsi que toutes les possibilités de le faire savoir.

 

Pourquoi Florio ne s’est pas révélé, Suhamy ? Shake-speare était un nom de plume  qui revenait de temps à autre sur les pages-titre des in quarto de certaines pièces de théâtre. Très peu de gens étaient au courant de son travail underground, très probablement Samuel Daniel ou Matthew Gwinne, la reine Anne… Puis, quand le projet du Folio a pris forme – quand John était encore à la cour comme puissant secrétaire personnel de la reine Anne – ,projet soutenu par Ben Jonson, Florio y participa et la famille Herbert paya. Il ne faut pas non plus oublier que le Shakespeare du début du 17e  siècle n’est pas le géant qu’il deviendra un siècle plus tard, le Génie adoré par Suhamy. En fait, John Florio misait sur le futur, sur les générations à venir, il écrivait, oui, pour ses nobles, pour sa reine et son roi, mais aussi pour la gloire de la Grande Bretagne, pour sa langue, pour nous. Ben Jonson ami intime de John Florio et ambitieux dramaturge qui avait publié ses œuvres théâtrales en 1616 avec le titre « Works »,  en écrivant à propos du Barde dans le Folio « to shake a lance/As brandish’d at the eyes of Ignorance» —  pensait à son ami Florio, non pas à l’obscur impresario de théâtre. John a agité sa plume de 1578 jusqu’à 1625, année où il meurt, un Shakespeare pauvre et oublié par la Couronne !

Suhamy a pris Florio pour un pédant quelconque, un ridicule Holofernes. Florio, le courtisan  bombastic, le maniaque du langage, avait été le grand ami de Giordano Bruno à Londres et vous savez que le philosophe napolitain détestait les pédants…

Pour juger de la différence et de la supériorité de Shakespeare vis-à-vis de ses contemporains, cette affirmation de Stephen Booth suffira

 

Shakespeare is our most underrated poet. It should not be necessary to say that, but it is. We generally acknowledge Shakespeare’s poetic superiority to other candidates for greatest poet in English, but doing that is comparable to saying that King Kong is bigger than other monkeys. The difference between Shakespeare’s abilities with language and those even of Milton, Chaucer, or Ben Jonson is immense

 

Les gigantesques dimensions de King Kong, son incommensurabilité sont le résultat de ses origines: le singe est né dans un pays éloigné, il vient d’un autre monde, il a traversé l’océan. On peut dire le même de Shakespeare, le poète extraordinaire venu d’ailleurs: son immense capacité linguistique n’est pas le fruit du même sol qui a produit “Milton, Chaucer ou Ben Jonson.”

 

Suhamy  n’a pas « vu »… Mais on sait qu’il est difficile, très difficile pour un « spécialiste » de briser les règles, d’oser remettre en question la doctrine dans laquelle et par laquelle il a été formé.

 

Je termine : au-delà de toute sa rage,  de son incroyable vulgarité et, hélas ! de sa docte et ignoble rhétorique, Suhamy n’a pas de chance contre John Florio. Ce qui sera décisif, au-delà des preuves circonstancielles, ce qui demeurera la raison finale de la « révélation » de John Florio —  le col bleu, l’intrus qui traverse les cultures entre les 16e et 17e siècles et devient Shake-speare sur les rives de la Tamise —  est la qualité et la quantité de la dette que les œuvres attribuées à l’homme de Stratford ont envers un grand nombre de livres d’écrivains italiens du 14e au 16e siècle. Écrivains connus, copiés ou traduits par Shakespeare et que seule la paternité florienne peut expliquer. Et, ce qui compte le plus, envers les œuvres mêmes  de John Florio, celles signées de son vrai nom. Comme j’ai écrit dans mon billet à Darras : la dette de Shakespeare de Stratford, ce simulacre d’auteur, envers John Florio est trop grande et le débiteur finira capitalistiquement par appartenir au créditeur. Les mots parleront, Suhamy, les mots parlent et comme le dit Cervantes, ce bon ami de Shakespeare : « La verdad siempre anda sobre la mentira; como el aceite sobre el agua.»

 

So long  Tsunamy

 

Lamberto Tassinari

 

 

6 réponses à “Tassinari répond à Suhamy (dernière)”

  1. Avatar de Philippe Coutheillas

    Florio ou Shakespeare, je m’en fiche!
    J’ai déjà eu l’occasion de le dire dans un commentaire à la première lettre de Monsieur Tsuhamy: je me moque de savoir qui a écrit les œuvres de Shakespeare. Disant ceci, je sais que je me classe d’emblée parmi les amateurs (au sens de « ceux qui aiment ») peu éclairés. Je sais aussi que je mécontente chacune des deux parties, dont l’une est d’ailleurs double, à cette polémique: Monsieur Tsuhamy, qui doit avoir du mal à concevoir un tel manque d’intérêt pour son héros littéraire, Monsieur Tassinari, qui doit se demander à quoi cela sert qu’il se décarcasse de la sorte, et Monsieur Bougnoux, qui porte volontiers les pancartes de ce dernier.
    Donc, Florio ou Shakespeare, je m’en fiche.
    Mais je n’ai pu m’empêcher de regarder les volées de flèches et de bois vert qui sont passées ces derniers temps d’un camp vers l’autre et inversement. C’est la technique du combat plus que les armes elles-mêmes qui m’intéressait. Par technique, j’entends le mode de démonstration, l’élégance du discours, la droiture des arguments, l’utilisation ou l’absence de pirouettes, de facilités et toute cette sorte de choses. Vous pensez bien que, compte tenu de mon statut d’amateur, j’étais bien incapable de juger des armes elles-mêmes, sauf à être de l’avis du dernier à parler.
    Donc, vous l’avez compris, les procès Florio vs Shakespeare, en première instance, en appel et en cassation, je m’en fiche au fond. Mais pas dans la forme.
    Et pour ce qui est de la forme, mon petit tribunal superficiel a statué: je déclare Monsieur Tsuhamy recevable en sa plainte et déboute Messieurs Tsuhamy et Bougnoux de leur action.
    Certes, la passion de M.Tsuhamy l’a conduit parfois à quelques excès, quelques plaisanteries ou approximations regrettables dans un discours universitaire.
    Mais c’est surtout du côté adverse que j’ai trouvé les pirouettes, les facilités et les insultes. J’ai constaté aussi que les critiques présentées par cette partie portaient plus sur la forme que sur le fond des arguments Tsuhamiens.
    Vous me direz que ma critique est mal venue, venant de quelqu’un qui vient d’affirmer qu’il ne s’est attaché qu’à la forme.
    Oui, mais moi, Florio ou Shakespeare, je m’en fiche.

  2. Avatar de Philippe Coutheillas

    Florio ou Shakespeare, je m’en fiche!
    J’ai déjà eu l’occasion de le dire dans un commentaire à la première lettre de Monsieur Tsuhamy: je me moque de savoir qui a écrit les œuvres de Shakespeare. Disant ceci, je sais que je me classe d’emblée parmi les amateurs (au sens de « ceux qui aiment ») peu éclairés. Je sais aussi que je mécontente chacune des deux parties, dont l’une est d’ailleurs double, à cette polémique: Monsieur Tsuhamy, qui doit avoir du mal à concevoir un tel manque d’intérêt pour son héros littéraire, Monsieur Tassinari, qui doit se demander à quoi cela sert qu’il se décarcasse de la sorte, et Monsieur Bougnoux, qui porte volontiers les pancartes de ce dernier.
    Donc, Florio ou Shakespeare, je m’en fiche.
    Mais je n’ai pu m’empêcher de regarder les volées de flèches et de bois vert qui sont passées ces derniers temps d’un camp vers l’autre et inversement. C’est la technique du combat plus que les armes elles-mêmes qui m’intéressait. Par technique, j’entends le mode de démonstration, l’élégance du discours, la droiture des arguments, l’utilisation ou l’absence de pirouettes, de facilités et toute cette sorte de choses. Vous pensez bien que, compte tenu de mon statut d’amateur, j’étais bien dans incapable de juger des armes elle-mêmes, sauf à être de l’avis du dernier à parler.
    Donc, vous l’avez compris, les procès Florio vs Shakespeare, en première instance, en appel et en cassation, je m’en fiche au fond. Mais pas dans la forme.
    Et pour ce qui est de la forme, mon petit tribunal a statué: je déclare Monsieur Tsuhamy recevable en sa plainte et déboute Messieurs Tsuhamy et Bougnoux de leur action.
    Certes, la passion de M.Tsuhamy l’a conduit parfois à quelques excès, quelques plaisanteries ou approximations regrettables dans un discours universitaire.
    Mais c’est surtout du côté adverse que j’ai trouvé les pirouettes, les facilités et les insultes. J’ai constaté aussi que les critiques présentées par cette partie portaient plus sur la forme que sur le fond des arguments Tsuhamiens.
    Vous me direz que ma critique est mal venue, venant de quelqu’un qui vient d’affirmer qu’il ne s’est attaché qu’à la forme.

  3. Avatar de Philippe Coutheillas

    Désolé pour le doublement de mon commentaire et avec mes doubles excuses à M.Suhamy dont j’ai écorché le nom systématiquement et bien involontairement.

  4. Avatar de Detobel Robert

    Cher Monsieur Coutheillas,

    C’est fort bien que vous vous enfichez qui est Shakespeare au vrai. Toutefois, le ton de votre email vous contredit palpablement. Pourquoi s’échauffer tellement si la question ne vous intéresse pas un sou. Soyez donc généreux et acceptez que certains gens s’intéressent à la question. L’attitude adéquate à votre soi-disante complète absence d’intéret serait d’abord de se calmer, puis de se taire.

  5. Avatar de Robert Ferrieux
    Robert Ferrieux

    Comme les commentateurs précédents, je me garderai bien de juger sur le fond, encore que l’hypothèse d’un Shakespeare italien me paraisse quelque peu farfelue. J’avoue n’être qu’un amoureux des pièces et des sonnets, que l’auteur soit Shakespeare ou Florio, et ne pas connaître grand-chose au dossier, mais a-t-il tant d’importance ? Les œuvres restent les mêmes et ce sont bien elles qui nous intéressent.

    Hélas, je n’ai pu lire d’Henri Suhamy qu’une lettre publiée dans ce blog. J’ai également eu connaissance du commentaire très posé d’Ariel Suhamy. S’il y a de la passion chez le père, ce qui est évident, on conviendra qu’elle paraît légitime tant elle sourd d’un long commerce amoureux avec l’homme de Stratford.
    En revanche, la palme de la virulence acerbe semble devoir être attribuée au camp adverse, à première vue émanant plus de M. Tasinari que de M. Bougnoux ; cependant, si le premier est direct, agressif, méprisant, l’autre se montre plus fielleux, cachant ses pointes sous les volutes du style.
    D’un certain côté, il est assez réjouissant de voir des universitaires s’empoigner de telle façon, preuve que leur sujet les obnubile, parfois jusqu’à l’égarement. En revanche, il est navrant de constater que certains ne peuvent le faire qu’en brandissant l’insulte destinée à blesser.
    Oui, Messieurs : vous vous blessez, vous vous faites mal, vous vous faites du mal. Cette bataille, je le crains, laissera de vilaines traces et, en définitive, n’aura réussi qu’à choquer, lasser et faire regretter. L’attention finit par se détourner du fond pour se concentrer sur les petites perfidies insinuées ou les grosses vacheries assénées. Il y a là manque de respect envers vous-mêmes, et surtout envers nous, passants du hasard, qui fermons la page avec l’amertume au fond du gosier.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Le sujet est en effet passionnel, j’en trouve confirmation par cette lettre de Freud à Eddington (1922) où il lui confiait que deux choses pouvaient lui faire perdre la tête, la question de l’occultisme, et celle de la paternité des oeuvres de Shakespeare !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

    Lire la suite

À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

    Lire la suite

Les derniers commentaires

  1. Bonsoir! Est-il vraiment certain, notre maître, que le spectre n’était pas là dans ce capharnaüm où il cherchait à reposer…

  2. Incroyable cher M. comme, au dernier mot de ce commentaire, vous faites sortir le lapin du chapeau… C’est de la…

  3. Bonjour ! Un sacré billet qui me rappelle la fin de « L’homme neuronal » de Jean-Pierre Changeux, citant Spinoza (Éthique, IV).…

  4. Merci mon cher Jacque de vous adresser directement à ma chère Julia ! Je lui signale votre commentaire, car les…

  5. Lettre à Julia Bonjour ! À vous, Mademoiselle, cette épistole, écrite sur écran au fin fond d’une campagne, dans un…

Articles des plus populaires