Il suffit d’entrer dans une librairie, quand on est soi-même tenté de publier, pour être saisi de découragement devant la mer de papier qui moutonne sous le regard. Et dont chaque livre vous crie « Lis-moi ! Achète-moi ! ». Comment trier, à quoi bon ajouter une goutte d’eau à ce Niagara déversé, littéralement ces jours-ci, sur l’étal des libraires ?
Je n’ai pas les chiffres de la rentrée littéraire mais, rien que pour les titres des romans, c’est plusieurs centaines. Pourquoi, dans ces conditions, poursuivre dans « ce sot métier de faire des livres » ? Il faut en avoir le désir bien chevillé au corps (depuis quand, en réponse à quelle secrète promesse ou injonction venues de l’enfance ?) pour, devant le maelström qui balaye les feuilles des tables avec l’impétuosité de l’ouragan Dorian s’abattant sur les Bahamas, y faufiler quand même son œuvrette.
Tu as toutes les chances de couler, frêle esquif de mes pensées, pourtant finement gréé, amoureusement conçu et charpenté, comment parviendras-tu à surnager parmi tes centaines de rivaux ? À braver l’indifférence ou l’incuriosité générales ? À maintenir fièrement ta petite pile, suffisamment renouvelée, sur la table devant laquelle le chaland stationne, pas trop loin des caisses ou de l’entrée ? Car un livre couché est vivant, tandis que debout pressé parmi les étagères il est déjà à demi-mort – pour ne rien dire des oubliettes de la réserve, ou du « sur commande ».
Je tiens que les bons livres sont évidemment rares, et communément promis au naufrage dans un marché où « la mauvaise monnaie chasse la bonne », entendons : où le coup, de pub, de cœur ou de bluff préside aux choix des libraires et de la critique. Je ne lis pas trop les journaux ni n’écoute la radio mais ces jours-ci, on fait grand cas de Yann Moix sur lequel tous les projeteurs semblent braqués, pourquoi ce mimétisme, qu’a fait d’assez remarquable ce monsieur pour accaparer les pages, et les plages audio-visuelles, au détriment d’auteurs plus méritants et intéressants qu’il éclipse avec sa courte histoire ?
Mais, demanderez-vous, qu’est-ce qu’un bon livre et qu’appelez-vous « intéressant » ? Philosophe de formation, j’attends que ce livre me donne à penser. Mais encore ? Qu’il me mette en mouvement, oui c’est cela je crois, en mouvement de pensée, qu’il me fasse voyager, rebondir, cascader d’un sujet à l’autre en montrant entre ses chapitres des passages secrets, une réverbération profonde ou miroitante sous les écarts de surface. Ecrire c’est frayer des écarts, mais c’est aussi poursuivre en privé, ou comme pour soi-même, une rumination de longue haleine, tirer au clair un écheveau d’idées d’abord confuses ou embrouillées.
Chanter c’est lancer des balles… Je me rappelle Alain Souchon entrant en scène, au Summum de Grenoble, avec ce titre fredonné d’abord en sourdine, comme on s’échauffe, les mains chargées de petits ballons de couleur qu’il expédiait dans la salle. Ecrire, publier, faire cours, c’est pareillement prendre l’initiative de ce jeu, qui attrapera la balle, la relancera ? Va-t-elle rebondir, passer de mains en mains ? Où tomber dans quelle trappe ? Comment court une pensée ?
Ce mot, la pensée, irrite ou fait peur ; à en juger par les contenus des journaux, la pensée n’est pas aimée. Les médias chroniquent l’air du temps, qui par définition passe et se renouvelle quotidiennement, ils ont peu de place ou de goût pour le temps long, ou ce qui essaye d’accrocher la durée. Combien de temps ai-je consacré à écrire La Crise de la représentation ? Impossible à dire, tellement cela recule et vient de loin, cours de fac, blogs, articles épars… C’est un livre qui maraude, qui serpente, comment développer son titre sans butter contre l’irreprésentable Shoah (chapitre IX), ou sans évoquer les Gilets jaunes (chapitre X) qui dressent à l’évidence leurs manifestations (aux ronds-points) contre la représentation (parlementaire ou syndicale) ? Comment ne pas scruter les secousses médiologiques majeures que furent l’imprimerie, puis la photographie, puis le tournant numérique qui tour à tour ont fait trembler notre sol ? Ou nous demander ce que la presse gagne à être trop pressée (chapitre VI) ? Les jeux du direct et du différé (de la différance disait Derrida, pour penser ensemble les mérites du différé et de la distance) n’ont pas fini de nous étonner.
Claude Lanzmann
Ce Randonneur sert de banc d’essai, ou de lancement à quantité de pensées furtives, ou passantes, qui font secrètement leur pelote, qui s’agrègent en direction du livre indéfiniment à venir. Je ne construis pas systématiquement, je préfère voir surgir, en pariant sur une cohérence qui de toute façon et quelque chemin qu’on prenne, s’impose (à moi, moins facilement aux autres !). J’ai eu très peu de revues critiques pour la première édition de ce livre (2006), et je me rappelle que les éditeurs pressentis avant La Découverte n’étaient pas chauds, trop disparate ? Trop conceptuel ? Les dames surmenées de la collection Mille et une nuits chez Fayard ne me l’ont pas envoyé dire, votre tapuscrit est un tissu rapiécé ou mal fagotté qui ne fera jamais un habit ! Vraiment, moi qui croyais ?… Mais je me rappelle aussi quelques accueils chaleureux, venus moins de ma corporation des SIC (Sciences de l’informarion et de la communication, apparemment peu concernée) que de lecteurs curieux dont je découvrais étonné l’exemplaire surligné, labouré…
Une grande affinité se décèle entre écrire, lire ou penser et, par exemple, habiter. Un lien sur lequel ici je reviendrai. Disons qu’un bon livre me contient, j’y circule et me trouve accueilli, à la maison ; mais en même temps il ne m’étouffe pas dans un système, un grillage ou un filet de mots (de références, d’auteurs) qui font cage, et bloquent les allées et venues, les randonnées de la pensée. Je prends soin pour cela d’ajouter à la fin de mes livres (quand l’éditeur m’y autorise) un index des noms, comme une espèce de radiographie des curiosités ici mises en œuvre, et des rapprochements : qui sont les intercesseurs, les compagnons les plus souvent cités ? Pour cet ouvrage, Freud vient assez loin en tête, suivi de Platon, Proust, Derrida, Barthes, Sloterdijk, Benjamin, Aragon, Borgès… Ce classement m’étonne, il ne retient pas du tout Morin, qui a tellement compté, ou pas assez Debray, ou Jullien entré plus récemment dans mon cercle.
Car ces noms disent aussi des passages obligés, des appels d’en haut : les œuvres déjà fortement constituées nous aspirent, nous soulèvent en provoquant l’émulation – ou la conversation. S’ils vivaient encore, je soumettrais à Aragon, à Derrida ou à Barthes que j’ai diversement fréquentés mon bouquin, ils me recevraient pour en discuter les thèses. Hélas, ces grands protagonistes ne répondent plus, et n’ont à l’évidence aucun successeur !
Comme écrit Aragon en inversion du « Happy few » stendhalien dans son envoi final de Blanche ou l’oubli, « To the unhappy crowd », on publie pour la foule, ou la houle, si ce n’est la poubelle (annoncée par Lacan). Je croise les doigts, je marque d’un signe perplexe ce 12 septembre dans mon agenda, fraye ton chemin petit bouquin, mais c’est à vous amis lecteurs de le dénicher, de relancer la balle !
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