J’ai eu la chance de voir hier vendredi, un peu in extremis puisqu’elle ferme dimanche, l’exposition de Berthe Morisot au Musée d’Orsay ; l’affluence ne risquant pas de décroître, bonne chance aux derniers visiteurs car il leur faudra jouer des coudes pour accéder aux toiles !
Mais que celles-ci sont intéressantes, quel métier, que de trouvailles, quelle belle rigueur conduit ici le visiteur d’une salle à l’autre !… J’avoue que je ne connaissais de cette artiste que son très noir portrait « au bouquet de violettes » par son beau-frère Manet, et qu’entre celui-ci et Bonnard j’aurais eu du mal à identifier clairement son style. C’est chose faite et je crois depuis hier avoir compris sa leçon.
Madame Morisot ne peint pas les corps ni des figures, mais la façon dont ceux-ci vibrent au contact de leur fond, ou de leur environnement : elle s’attache à saisir dans l’élément de la lumière, du vent ou de la couleur ce qui coule, la grande poussée qui traverse et déborde des formes que nous croyons ordinairement plus stables, ou individualisées. L’étoffe d’un vêtement n’appartient pas à tel sujet, mais se prolonge dans la prairie, ou s’accroche au rideau des arbres ; la source lumineuse qui fait bouillonner un corsage baigne également la fenêtre, ou les fleurs qui étoilent çà et là la toile. Ce terme même de source semble impropre, car trop ponctuel : la lumière qui circule à grands coups de brosse, et semble ici partout chez elle, impose l’évidence d’un monde diaphane, ou phosphorescent, ponctué, irradié de clartés. Pétri à même les rayons rebondissants et croisés d’un tumultueux brasier.
Est-ce cela, l’impressionnisme ? Une ascension, au-delà des jeux trop géométriques des lignes, des surfaces et des perspectives, vers la source même de la vue, le miracle de cette lumière qui partout bouillonne et donne vie à tout ce qu’elle touche ?
Cet art est médiologique ou écologique au sens strict : Berthe Morisot peint le médium ou le biotope, l’enveloppe dynamique des corps ou des sujets, leur chôra, ce tissu d’ondes invisibles qui fait de chacun de nous des êtres solidaires et reliés. Elle peint (avec quelle tendresse) sa petite Julie ; quand l’enfant par exemple s’absorbe au bord du sable dans un jeu de pâtés. « Sa tête est disproportionnée » remarque mon voisin, qui blâme une erreur d’échelle ou de composition, sans comprendre que ce chapeau qui coiffe la gamine redouble ou préfigure le décor végétal qui l’enserre, la recouvre et la berce comme une couvaison. Les visages des enfants de même demeurent merveilleusement inachevés, sans rien d’écrit ni de forcé encore, laissés à une disponibilité ou une distraction graphique qui, mieux que toute application des traits, dit justement l’enfance.
Cette enfance se remarque dans beaucoup de visages adultes, absorbés eux aussi par le travail du décor, de la lumière ou de reflets partout miroitants ; un fond indistinct pousse et, pour le coup, travaille – comme dit Freud du rêve, comme on dit du travail du bois. L’indistinction virtuelle du fond et de la forme donne beaucoup à imaginer, à ressentir devant ces toiles : où s’arrête un corps ? D’où tire-t-il sa vie ? La réponse par la peinture désigne la chose même, cette vie monte d’un fond turbulent, et comme laissé négligemment en jachère (Berthe Morisot ne s’attarde pas au détail minutieux des formes) ; ce désordre affiché, l’apparente sténographie qui d’une virgule noire désigne un bateau, d’une goutte éclatée de blanc un bijou, donnent à la toile sa vie même, comme à l’état naissant.
Aucun sujet ne prend ici la pose, comme font tant de portraits ennuyeux, de pompeuses académies ; tout semble arriver par surprise, ou fugace détachement, je n’ai voulu que « fixer quelque chose de ce qui passe » déclare modestement l’artiste anticipant sur l’instant décisif d’Henri Cartier-Bresson, et les prouesses encore largement à venir de l’acte ou du pacte photographique.
Ses portraits ne nous regardent pas, et assez souvent nous tournent carrément le dos, absorbés qu’ils sont à émerger, à se désenlacer de ce fond (végétation, rideaux, rêveries) prompt à les reprendre. Berthe Morisot peindrait-elle non le rêve (comme s’y efforcèrent si maladroitement quelques surréalistes), mais la rêverie ? Cette brume si légère du songe qui flotte et traverse le jeu des apparences, qui tisse autrement les phénomènes et nous ravit à nous-mêmes ? Un corps descend du lit et c’est vraiment une descente, une glissade congédiant l’emprise du sommeil, suggéré par le ruissellement blanc des draps, et de la chemise. Le père et sa fille demeurent côte à côte au jardin, plongés chacun dans leur connivence avec ce fond ou ce foncier végétal qui les relie, plus sûrement qu’aucune conversation. Une servante s’absorbe à la cuisine, une jeune femme cesse de pianoter pour lever vers nous son regard – et toutes ces scènes restent deux fois intérieures, ou suspendues, les touches blanches et noires du piano ne sont pas vraiment peintes, la pianiste ne nous regarde pas, les outils de la ménagère ne se distinguent pas davantage, fondus dans un magma incertain. Qui ou quoi agit ici sur quoi ?
Or cette hésitation n’est pas timidité de femme (comme en ont décidé certains critiques contemporains), ni inaptitude à finir ; ces toiles si calmes, et si justement inachevées, cherchent paradoxalement la vitesse, l’instantané ou, comme on dit en chimie, le précipité d’un corps plongé dans le milieu apte à le saisir.
La peinture de Berthe Morisot préfigure ainsi les tourbillons et les hachures nerveuses, les mille incisions dont Van Gogh composera ses propres figures, elles aussi immergées en plein milieu, pétries à même une pâte qu’on dirait génésique. Le médium (la matière de la peinture) n’a pas pris chez elle autant de relief mais on sent que la voie du matiérisme est ouverte, et ne se refermera pas : une souveraine solidarité distribue ici équitablement les figures et les fonds, les visages, les arbres et les étoffes, l’eau, un coup de pinceau ou de vent, et toujours la lumière… L’inachèvement des traits ou la tendance à l’esquisse affirment l’élan, l’essor pris dans ces touches souveraines, si légères et si vives, chargées d’une communicative énergie.
Nous savons que nos corps vivent aujourd’hui entourés, saturés d’ondes qui par la radio, la wifi, bluetooth ou les radars embusqués… (et que cela nous plaise ou non), nous relient. Berthe Morisot ne pouvait rien connaître de ces traines invisibles qui ne laissent inerte aucune molécule de nos espaces ambiants, mais d’une certaine manière son pinceau les saisit, quand il épouse avec quelle liberté nos propres turbulences, notre agitation sous la calme surface des apparences, nos marges tramées de frissons, notre désir infini de relations et de fusion.
Berthe Morisot au bouquet de violettes
par Edouard Manet
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