Woody-mania

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245141.jpg-r_1920_1080-f_jpg-q_x-xxyxxKristen Stewart (Vonnie) et Jesse Eisenberg (Bobby)

Chaque film de Woody Allen étant pour moi une tentation, sinon chaque fois un événement, j’ai décidé de voir son dernier, Café Society, en même temps que le Festival de Cannes, dans un mutiplex grenoblois quasi désert de l’après-midi. Et j’en reviens enchanté – mais quel est le ressort du charme ?

Les esprits chagrins diront que Woody fait toujours le même film, ou pire, qu’il se repose maintenant sur une bande-son entraînante de standards des années trente, avec évocation nostalgique des voitures, des jupes longues ou des vestes cintrées ; qu’il se fiche du scénario en nous resservant sa famille juive du Bronx, les tourbillons et les flons-flons du monde du cinéma, ou de la boîte de nuit aux couples désuets enlacés, en bref qu’il se contente de peindre une société des plus frivoles sans prendre la peine de passer derrière le cliché, de creuser les apparences ou de développer son intrigue sentimentale réduite ici à une dilution homéopathique.

Dans Match Point, dans L’Homme irrationnel, Woody nous faisait vivre à travers des personnages fortement incarnés des drames de conscience qui allaient jusqu’à la tempête sous un crâne, prélude au meurtre de la femme tendrement aimée. On riait toujours sans doute un peu, mais en longeant la terreur, en côtoyant l’effroi le plus total ; l’intrigue nous entraînait vers la noirceur, nous enfonçait dans la boue humaine. Marivaux y donnait la main à Shakespeare… Plus rien de tel ici. Shakespeare est effleuré dans la parodie de la citation de Macbeth, « Une histoire pleine de bruit et de fureur, racontée par un bouffon, ne signifiant rien » qui devient sans insister et comme en passant, dans la bouche du jeune Bobby, « une vie racontée par un scénariste sadique »…

Du cliché, certains concluront au chiqué, alors que d’autres dont je suis adorent ça – pourquoi ? Les premières scènes donnent le ton, piscine hollywoodienne, conversations de producteurs, name dropping des stars et des réalisateurs qui ont fait la légende des studios – sans jamais nous les montrer, pas plus que le cinéma en train de se faire, le travail du plateau. Les gentils pantins qui s’agitent sous nos yeux semblent entraînés comme dans les films burlesques par le mouvement d’une bobine qui tourne quoi qu’il arrive, ils se gavent d’apparence et de potins, ils mènent une vie pelliculaire. L’abondance des auto-citations, avec la carte postale tirée tout droit du film Manhattan particulièrement, ou les récriminations de la mère juive, ne nuit pas à cette construction d’ensemble mais renforce plutôt son impression de déjà-vu, et son climat d’une souriante nostalgie.

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En vieillissant, Woody s’allège ou se dégage, du drame, de la nécessité de bien ficeler un scénario ou de raconter des histoires ; comme ses personnages, lui-même semble rêver du cinéma, de la beauté d’en faire, c’est-à-dire d’accéder à cette décomposition lumineuse des choses de la vie rendues dansantes, tourbillonnantes ou légères comme les bulles du champagne (qui donne au film cette couleur dorée où il baigne). Aucun des protagonistes de ce dernier opus n’a réellement de poids, leurs silhouettes sont des images, des hypothèses irisées qui s’interdisent la tragédie, qui goûtent tout juste à l’amertume passagère d’avoir raté un embranchement de leur vie. Même le frère truand, pourtant condamné à la chaise électrique, n’en fait pas une histoire, il choisit le catholicisme et la confession avec l’espoir d’y gagner après la mort une prolongation !

Café Society en somme m’a donné la révélation d’une forme de sagesse que le cinéma pourrait apporter à la vie : comme dans La Tempête  (pièce qu’on dit testamentaire de Shakespeare), tout ce film semble filmé avec les yeux naïfs de Miranda s’éveillant au monde et s’écriant « Brave new world » (face à une société où se mêlent quelques ruffians)… La sagesse consiste ici à s’ouvrir au monde, non pour le connaître mais d’abord pour le louer d’être ainsi donné à voir, à vivre ; comme, sur la plage du Pacifique  les deux amoureux cheminent entre les vagues et la grotte de rochers où ils font l’amour, émerveillés de tant de fraîcheur. Tout ne sera pour eux qu’apparence et il n’y a rien derrière ; au lieu nous-mêmes de gémir devant ce monde plat (comme l’écran), ces vies fluides (comme la pellicule), nous pourrions au contraire les célébrer, vouloir les rejoindre comme dans La Rose pourpre du Caire l’univers du personnage évadé de l’écran, si touchant par sa candeur, sa simplicité.  Jamais Woody ne s’est montré plus indulgent ; sa caméra ne dénonce pas, elle caresse, elle effleure ou effeuille ces images et ces personnages avec tendresse sans leur chercher d’explications ni de tortueuses raisons – comme celles qui obsédaient le réalisateur du temps de ses coûteuses psychanalyses, ou de ses débats avec Dieu.

J’ai songé devant ce film que Liza Minelli chantait dans l’immense Cabaret « Life is a cabaret » en pleine montée du nazisme, dont on devinait en coulisse la prise de pouvoir, la violence de moins en moins cachée, en contradiction flagrante avec la frivolité du spectacle. Ici aussi, à Hollywood comme à New York la vie est un studio ou une boîte de nuit mais sans aucun hors-champ ni contre-partie réaliste tirés de ces années 30 pourtant lourdes de drames, sans monde ni Histoire out there. Le film et ce qu’il montre – le monde du cinéma, les individus qui en vivent ou en rêvent –  ne s’opposent pas mais semblent de plain-pied, tissés de la même étoffe dont nos rêves sont faits ; film non d’histoire mais d’ambiance, comme celle de ces boîtes de jazz où, à deux reprises, Bobby entraîne son amoureuse pour mieux la séduire, la ravir. Film ravissant et fait pour les oreilles (comme jadis Radio days) autant que pour les yeux, brillants devant la très soutenable légèreté de l’être.

Café Society s’avance comme une création purement auto-référentielle, où les personnages au prix de quelques petites nostalgies obtiennent au bout du compte ce qu’ils veulent, cette vie glamour et pelliculaire qui enchaîne les clichés et les bons mots de surface sur un air de fox-trot, un solo de saxo ou de contre-basse… La nostalgie d’ailleurs, comme le rêve, a-t-elle le moindre contenu ou contre-partie du côté du réel ? Aux dernière minutes, les visages des deux amoureux qui se sont mutuellement trahis expriment moins le drame que le consentement au flot qui les sépare, aux serpentins et aux confettis de la fête. Avec beaucoup de tact et de pudeur, Woody nous redit ici comment la plupart des hommes (et des femmes) n’accèdent pas au drame, ni à l’Histoire, mais à une stupeur légère et vite oubliée devant le peu d’accomplissements de leur existence, le peu d’être qu’ils apportent au monde.

Sa filmographie en revanche lui apporte beaucoup !

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5 réponses à “Woody-mania”

  1. Avatar de lilo
    lilo

    sur fond sonore de ta belle et juste voix avec Pierre Juquin, ta critique du film est parfaite
    autant te citer cher Daniel: … »comment la plupart des hommes (et des femmes) n’accèdent pas au drame, ni à l’Histoire, mais à une stupeur légère et vite oubliée devant le peu d’accomplissements de leur existence, le peu d’être qu’ils apportent au monde. »

    nous en sommes sortis légers avec une salle très réactive (à Paris) qui riait aux bons mots sur les juifs, la mafia, les scénaristes sadique, les producteurs friqués….

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Hélas chers amis, vous êtes encore à Paris où j’aurais aimé voir ce film avec vous, nous nous rattraperons ici à Grenoble le 12 juin, après notre soirée à l’Anecdote ! Oui, Woody est à son meilleur, ce film est un délice…

  2. Avatar de Yannis
    Yannis

    Merci pour cette belle analyse du film. Je pense que l’avantage de situer le film dans le passé est que l’on sait ce qui va arriver, le cauchemar nazi que connote la dernière scène floue du Cabaret n’arrivera pas à New York ou sur la côte dorée. Pour ma part j’ai senti la dernière scène, qui superimpose le visage du protagoniste avec celui de sa bien-aimée, comme une rédemption : au moment-même où on se dit que tout va recommencer… qu’il ira la chercher, qu’elle va divorcer, qu’ils se mettront ensemble et que le cycle infernal de l’amour et du désenchantement va recommencer… au lieu de cela, le film s’arrête. La vie (du spectateur) peut reprendre son cours. La pudeur — comme vous dites — de Woody Allen est notre rédemption, devant cette situation unique et pourtant éternelle d’amour impossible, il nous laisse poursuivre l’histoire en nous, maîtres de notre destin. Merci Woody.

  3. Avatar de Robert B.
    Robert B.

    Vu enfin « Café Society », plein du charme d’une époque révolue – sans jamais céder à sa nostalgie pourtant (on est à l’avant-guerre, rappelons-le) – et surtout porteur d’une mélancolie qui nous ​cueille comme par surprise dans ses dernières images​. Tu préviens dans ta chronique, Daniel, le reproche de légèreté, de frivolité, de superficialité même que l’on pourrait faire au film de Woody Allen en lui reconnaissant cette qualité rare : la juste mesure. C’est l’atout majeur de ses films les plus réussis qui font de chacun de nous une heure et demie durant un humoriste juif new-yorkais, mais je retiens d’abord cette phrase dans ton texte : « La sagesse consiste ici à s’ouvrir au monde, non pour le connaître mais d’abord pour le louer d’être ainsi donné à voir, à vivre ». Ainsi le cinéaste nous intéressa-t-il ​jadis ​à ses risibles amours comme à des drames non moins intimes tels que la capacité d’endurance au squash d’un quadragénaire occidental, les rêves de gloire d’une marchande de cigarettes ou les échecs de Tante Béa dans sa recherche d’un amant – ces deux derniers exemples s’adressant aux amateurs de Radio Days, grand millésime 87 ​​opportunément ​
    cité. Le titre même de Café Society renvoie à une époque où – rêve à peu près évanoui désormais – les gens qui avaient de l’argent pouvaient avoir aussi du goût. L​e choix de ce titre est peut-être la seule véritable critique que j’a​dress​erais à un film qui nous laisse, quoi qu’il en soit, le goût d’un champagne ​enchanteur​ : en donnant à voir que la « Café Society » se limitait à la rencontre du cinéma, de l’argent et de la pègre, Woody Allen fait mine d’oublier qu’à New York même, comme à Paris, à Berlin, à Tanger ​et​ en d’autres lieux bien plus exotiques encore​, on cultiva aussi jusqu’à la fin des années 1950 dans des fêtes étourdissantes une suprême élégance alliée à une sensibilité artistique rare. C’était le temps des dandys, spécimens snobs à peine humains aux yeux de beaucoup, ​qui appliquaient pourtant une juste dérision à​ leur propre personne. ​​On n’excluait pas le tragique​​, ​mais jamais sans une​pointe d’ironie​ – l​a « Café Society », ​​ce n’est pas un hasard, naquit entre deux guerres​​. Mécènes et parasites ​y ​goût​ère​nt au même champagne que ne reniaient pas d’authentiques artistes qu’il serait injuste de passer sous silence. ​Cédons un instant aux délices du​
    name dropping qui caractérise la conversation de Phil et Vonnie, ​afin de ​rendre hommage à ces personnages étonnants ​qui élevèrent la mondanité au rang d’art : le baron de Rédé, Elsa Schiaparelli, Louise de Vilmorin, Peggy Guggenheim (qui partagea la vie de Max Ernst et n’aurait assurément jamais « spéculé » sur la découpe d’une vache livrée au laser de Damian Hirst…), la Comtesse de Polignac (Marguerite, dite Marie-Blanche, la fille de Jeanne Lanvin), mais aussi Orson Welles, Jean Cocteau ou Cecil Beaton… Nombre de créateurs furent parrainés par ces excentriques mondains et anticonformistes qui ne se contentaient pas de s’étourdir dans des bals masqués : comme les Noailles avant lui,mécènes de Bunuel pour L’Age d’or (1930), ​le Marquis de Cuevas ouvrit son Colombus ​Theater de New York à Dali pour y présenter​ en 1944​ un incroyable ballet d’après le Colloque sentimental de Verlaine. J’ai eu le plaisir de rencontrer André Ostier qui photographia (avec Robert Doisneau !) « le Bal du siècle » organisé à Venise en 1951 par Charles de Beistegui dans son palais Labia (1500 invités, dont Orson Welles et Gene Tierney, et Dali toujours – chaussé de lunettes envahies de fourmis !) – bal évoqué par Paul Morand dans Venises. A Tanger Isabelle et Yvonne Gerofi (fondatrices de la mythique Librairie des Colonnes) me contèrent les folles soirées que Barbara Hutton donnait dans son palais de Sidi Hosni (l’héritière Woolworth, trop souvent moquée comme « the poor little rich girl », se ruina littéralement à force de venir en aide à une foule d’artistes) ; à Tanger encore on croisait l’Honorable David Herbert qui fréquenta toutes les fêtes de l’époque. Ou encore le scénariste Gavin Lambert qui adapta son propre roman Inside Daisy Clover pour Robert Mulligan​ : l​e film sorti en 1965 donne à voir une autre face de Hollywood, « usine à rêves » où le rêve est fini​. ​​Le personnage de ​Natalie Wood pourtant auréolé de gloire s’y bat avec la dépression et la tentation du suicide, Robert Redford joue les séducteurs avant de reconnaître son homosexualité. Strass, paillettes​ et anticonformisme​ : c’est bien le programme ​passablement ​désenchanté que met en oeuvre Bob Fosse en 1972 dans Cabaret, que tu cites également, Daniel – avec son héroïne Sally Bowles venue tout droit de l’Adieu à Berlin de Christopher Isherwood (1939).​ ​La réalité toujours reprend le dessus, dans le regret ultime où baigne la fin de Café Society (une « nouvelle année », pourquoi sinon pour nous rapprocher de notre propre fin…), comme jadis dans Radio Days lorsqu​e le programme et les chansons s’interrompent parce que la petite Polly Phelps​ n’a finalement pas survécu à sa chute au fond d’un ​puits dans la ferme de ses parents, près de Stroudsburg​.
    Stroudsburg, en Pennsylvanie, où nous n’irons jamais.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Epoque hélas révolue en effet, cher Robert, mais tu en parles si bien que tu la reconstitues et qu’à nous deux nous jouons déjà à « Café Society » !

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  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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