Avec François Jullien à Cerisy

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Je profite de la demi-journée de pause, mercredi 18 septembre, accordée aux participants du colloque François Jullien de Cerisy, « Les possibles de la pensée », pour mettre sur ce blog un premier résumé des propos tenus, tels que mes notes les remémorent. Ne pouvant entrer dans le détail de chaque communication (en général d’un très bon niveau), je transcris ici l’essentiel de la première matinée.

La session fut ouverte dimanche matin par François Jullien (dorénavant FJ) retraçant ses motivations, et les concepts essentiels de son corpus de pensée. Il a voulu, selon la formule de Hegel préfaçant la Phénoménologie de l’esprit, sonder ce qui bien qu’entrevu et parfois « bien connu » n’a pas été reconnu, ou poursuivi dans notre tradition venue des Grecs ; il a donc voulu déclore d’autres voies, ranimer ces ou des possibles de la pensée, cultivés ailleurs et laissés chez nous en friche, ou tombés en déshérence. Cette relance de la philosophie exigeant un dehors, la Chine lui sert de point d’appui pour faire levier.

Chez Descartes, ce point s’offrait de l’intérieur, dans la méditation du sujet replié sur lui-même ou rendu à sa « table rase » ; la déconstruction de son côté essayait de frotter et faire jouer entre elles des articulations impensées de notre propre langue, mais ces gestes manquent de recul. L’approche de FJ se veut plus radicale, et passe donc par l’extérieur de la Chine.

Où en suis-je ? se demande FJ, suggérant qu’il se pourrait qu’il commence enfin, ou maintenant avec ses derniers ouvrages (Philosophie du vivre 2011, De l’intime 2013…), à « penser ». Belle fraîcheur d’un rebond, ou d’un pas en avant de celui qui affirme vouloir s’aventurer, écrire pour se désennuyer, ébrouer sa pensée et la mettre sou tension. Et il cite Héraclite, invoquant ceux qui, en le lisant, écoutent « non pas moi, mais le discours ».

Comment déclore sa propre pensée, comment la faire lever ? Nietzsche rêvant sur l’idiosyncrasie soulignait qu’on s’y accumule, qu’on s’enlise dans cet interminable mélange avec soi-même. Or se connaître ne suffit pas, et au fond n’intéresse pas durablement. Nos manies en revanche (observation tirée de Barthes) méritent réflexion, elles nous font travailler, et penser.

A quelle vitesse pense-t-on ? Question de phrase, définie par FJ comme une mise en tension qui se tient.

A-t-il essentialisé la pensée chinoise, comme on le lui reproche ? Oui, dans la mesure où il a voulu en tirer des concepts – et qu’est-ce qu’un philosophe qui renoncerait à produire des concepts ? Non pour noyer la Chine, mais pour faire surgir des écarts, qui eux-mêmes produiront du commun. Sans écarts, pas de réflexion – et son affaire (comme il le dira souvent) est la réflexivité.

Question de désir aussi, où placer celui-ci ? Une part de la sinologie est érudite, plus que savante, donc ennuyeuse. Le Gai Savoir nous attend du côté de l’élan, de la tension. FJ n’était pas animé au départ par un désir de Chine, mais il fuyait la spécialisation : écrire sa thèse sur Aristote, à quoi bon ? Il ne s’est pas jeté non plus dans le comparatisme (qui classe sagement les différences/ressemblances), mais il a appris le chinois pour mieux lire Platon, pour sortir, et accéder à la page blanche. Il a pu du même coup mieux sonder les partis-pris de sa propre pensée, son énorme part d’implicite. De quoi Descartes ne doutait-il pas ? La tabula rasa après tout laissait debout la table, qu’il n’ébranlait pas, ne dé-calait pas (comme on retire une cale). Il s’agit, passant par la Chine, de descendre sous le doute ou de sonder les conditions impensées de ce doute même : d’interroger une certaine focalisation de l’attention qui après tout ne va pas de soi, ou qui se découpe autrement ailleurs ; et bien sûr de desceller les catégories de la langue.

Le philosophe pour cela cherche des prises. Récemment pour FJ (son prochain livre), celle du paysage. Au sémantisme européen du pays, le chinois oppose « montagne-eau » (ou « vent-lumière »), d’où de nouvelles ressources d’appréhension et de pensée. Il y a de l’ailleurs, et la langue chinoise en fabrique ! Nous aidant à mieux déplier ou défaire l’implicite.

Autre confidence, FJ n’écrit pas d’articles, trop courts, mais des essais. Et (comme dit Montaigne), « j’ai un dictionnaire tout à part moi ».

Il résume pour nous celui-ci en quatorze entrées (autant d’outils ou de prises pour s’extraire de l’ontologie).

 

1. La valeur allusive.  Elle permet d’ébranler ou déjouer la paire « sens propre/sens figuré ». Le chinois souligne (suggère) le non-dit sous le dit, il ne représente pas mais renvoie à…, et nomme de biais ; à l’image du drapeau flottant en tous sens autour du mât le sage dit à peine, semble parler à côté… Par détour plus que dédoublement du discours, la parole s’affirme processus, elle vivifie le silence ou l’au-delà des mots. Silence se dit par exemple « les dix-mille bruits »…

2. La propension (des choses). Toute situation suppose un cours, qui ébranle la paire du statique et du dynamique, et surtout notre chère vieille causalité, remplacée ici par l’élucidation. « Propension » suspend aussi la liberté de l’acteur tragique (Hercule au carrefour du vice et de la vertu…).

3. Potentiel de situation. Celle-ci englobe le sujet, qu’on ne peut par exemple qualifier « essentiellement » de courageux ou lâche : ça dépend des circonstances !

4. Disponibilité. En marge de la liberté, conçue en Grèce comme autonomie ou affranchissement des conditions (les cités grecques se sont battues contre…), le sage chinois recommande la position ouverte, sans idée, sans moi, il occupe un juste milieu où peut également advenir l’un, ou l’autre.

5. Fiabilité. Distincte de la sincérité, et notamment de la désastreuse opposition catégorique de Kant au mensonge (cf sa querelle avec Benjamin Constant, lequel ne dégage qu’assez mal la notion de situation). A remplacer en Chine par une confiance qui n’a pas à se dire car elle est processuelle (la confiance mûrit, et s’éprouve intimement), elle vient sans déclaration, elle se sécrète…

6. Le biais. Essentiel à la stratégie, pas seulement de discours : si la rencontre s’opère de face, la victoire vient plutôt de biais, déjouant la frontalité grecque. On ne s’installe pas dans le biais, on ne le déclare surtout pas ! Ceci éloigne de la paire rhétorique thèse/antithèse chère à nos classes ou classiques.

7. Cohérence. Et non pas sens. Si parler (en grec) c’est dire, qui implique signifier, d’où le logos (qui exige un objet du dire), Héraclite se pose alternativement en penseur de la cohérence – d’où sa réputation d’« obscur ». Son dieu entrelace les contraires, il se dit jour/nuit, paix/guerre, etc. Ce possible grec, refermé par Aristote, a été repris par les poètes, et aussi par l’art (contemporain), plus soucieux de cohérence que de sens, et qui demande « comment ça tient ».

8. Connivence. Et non connaissance. Connivere c’est s’entendre implicitement par plissement des yeux ; l’enfant naît connivent, l’école y superpose de la connaissance. La connivence est phatique, opérateur de contact ou de complicité, on n’y dit éventuellement rien (pas de message) : connivence du couple ou de l’intime, mais aussi du paysage…

9.  Maturation. Et non ascension au modèle, à l’eidos, ou à l’exécution par plan et par programme ; là où le Grec conditionne l’efficacité à la méthode, voire la méthodologie (horrible exigence pédagogique !), le Chinois laisse mûrir, fait confiance au processus. Ce qui suspend la paire de l’actif et du passif ; on ne reste pas pour autant inactif, mais on aide ce qui vient tout seul : par exemple en sarclant au pied d’une pousse. Détour par nos deux présidents : Sarkozy tirait sur les pousses, Hollande attend que ça pousse ?

10. Transformations silencieuses. Et non pas invisibles. L’œil est le sens du discontinu, l’ouïe est plus continue et globale ; un événement peut être l’avénement sonore (bruyant) d’une transformation silencieuse qu’on n’a pas vue venir, par exemple vivre, vieillir… Une fissure s’élargit en faille, puis en fossé, puis en rupture, mais comment dater le commencement (et la fin ?), quand commence la Révolution française ? Ou ma propre vieillesse ? En histoire, l’Ecole des Annales prônait le temps long et sa « quasi immobilité ».

11. L’entre. En grec le metaxu, dédaigné au profit du meta, d’où dédoublement du monde, abstraction et hypostase des « idées »… Concept anti-platonicien, bien différent de l’Etre, Entre n’a rien en propre, il n’est ni l’un ni l’autre, inassignable (alors que la métaphysique assigne). Penser le vivre exige de penser l’entre – verser sans remplir, puiser sans épuiser… Entre-tenir : l’intime implique de l’entre, le paysage aussi l’active, le met en tension. Ou, ajouterais-je, ce colloque…

12. L’essor/l’étale. « Etale » qualifie la catégorie ontologique par excellence, ce qui est platement là, et coïncide parfaitement avec soi. Or « la vertu supérieure n’est pas vertueuse, c’est pourquoi elle est la vertu. La vertu inférieure se croit vertueuse, c’est pourquoi elle n’est pas la vertu » (Lao-Tseu). Le stade déterminatif nie celui de l’effectif, qui demeure en cours ; en art aussi, ou surtout. Le pays est étale, le paysage essor. De Parménide à Hegel, la détermination commande l’Etre ; pourtant (Baudelaire, Malraux) un tableau fini n’est pas  fait (et inversement). Héraclie fait figure sur ce point d’exception chinoise, dans la Grèce même.

13. L’évasif. Ce qui échappe à la détermination : cela se dit justement de l’esprit, dans les acceptions d’esprit de vin, de sel, d’un parfum, qui se décantent ou transpirent… Dé-canter : l’objet y décoïncide d’avec soi.

14. Ressource. Le philosophe les explore, les exploite, mais il ne prêche pas, il n’a pas d’idées. Il doit se rendre disponible pour détecter les ressources ; sa faute est moins de tomber dans l’erreur, que de passer à côté.

 

Cette matinée fut suivie d’un échange entre FJ et Régis Debray. J’attendais du médiologue qu’il problématise la notion de médium, de milieu, et les retorses causalités qui en découlent, il préféra interroger FJ sur les invariances : quel étale préside aux transformations et à l’essor chinois, qu’est-ce qui ne risque pas de changer, y a-t-il de l’ineffable ethnique, une essence de la Chine ?

Plus sur ce colloque, qui s’achève samedi, dans les tout prochains jours…

 

 

Une réponse à “Avec François Jullien à Cerisy”

  1. Avatar de maryseemel
    maryseemel

    très bon article

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  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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