François Jullien, chemin faisant (suite)

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Il est rare d’assister, sept jours durant, à un colloque aussi soutenu. Il n’y a pas eu, dans la programmation qui entourait François Jullien, beaucoup de vide ni de temps morts, de ces ratés qui affectent inévitablement ce type de rencontres, et c’est à mes yeux un indice supplémentaire de la stimulation née de cette pensée : les orateurs se sentaient convoqués, ils se mettaient à l’écoute et à la hauteur.

J’écris ceci alors que tout plein encore de ces rencontres, j’atterris ce dimanche à Strasbourg pour une soirée « Raconte-moi Aragon », dans le cadre des « Bibliothèques idéales » où m’accueillent mes amis musiciens Liselotte Hamm et Jean-Marie Hummel, ils chanteront, je dirai des textes à partir de 18 h. 30, et leur délicieuse fille Léopoldine viendra se joindre à nous ; en marge de notre petit caf’conc, il y aura aussi Pierre Juquin avec lequel je dois m’entretenir en public de nos deux livres (le sien, Aragon, un Destin français pesant cinq fois le poids de mon Aragon, la Confusion des genres). Entre Jullien et Juquin, essayons de revenir sur quelques idées fortes glanées à Cerisy.

Toute une série de remarques tournaient autour de comment penser autrement.  De quel côté trouver la sortie, comment s’extirper de sa propre culture ? Le « doute radical » par lequel Descartes prétendait sauter hors du système fait sourire : a-t-il vraiment tout mis en doute, celui qui se retire « dans son poêle », seul donc sans affronter les objections de l’autre, et en reconduisant par-devers soi ses catégories logico-langagières ? Descartes doutait certes des connaissances, non des connivences qui le retenaient fortement bei sich, chez lui dans l’ancienne maison. Il faisait « table rase » des contenus de sa pensée mais le contenant ou la table elle-même restaient toujours là, intacts.

La diversité culturelle semble une idée neuve en Europe, nous sommes si longtemps demeurés dans la monoculture, dans l’ignorance d’être nous-mêmes une culture parmi d’autres !… Ni Aristote, ni Descartes ni Kant ne soupçonnaient qu’ils pensaient en langues, à travers un lexique et une grammaire qui façonnaient leurs catégories. Il aura fallu le travail de quelques générations d’anthropologues, et le décentrement historique qui inflige une blessure narcissique majeure à l’Occident (en revitalisant d’autres parties du vaste monde), pour que nous nous découvrions uns parmi d’autres ; notre philosophie se réveille locale, l’Occident est un accident, dont nous prétendions tirer pour le monde une règle.

Jullien s’est donc voué à penser son, ou notre, impensé. Mais comment sonder ses propres fondements ? La réflexivité propre à la conscience n’y suffit pas, ni le « Connais-toi toi-même » dont la philosophie nous rebat bien vainement les oreilles. Il s’agit de toucher et décrire le fond(s) d’entente d’une pensée, ce qu’il appelle aussi son configurable ou ses conditions de possibilité. Fond(s) : non le degré bas d’un puits mais sa ressource, sa capacité à nous fournir en eau… Par une étrange autoréférence coudée, je ne pourrai comprendre ce qui me constitue qu’en sortant de moi-même, et non par introspection ; il y faut le choc d’un ailleurs ou l’évidence d’une altérité, que je rencontre d’abord avec stupeur sans pouvoir l’assimiler. Ainsi des catégories véhiculées par la Chine, qui ouvrent une hétérotopie : non que celle-ci soit impensable (« l’impossibilité nue de penser cela », comme dit abusivement Foucault au début de Les Mots et les choses à propos du texte sur une « Encyclopédie chinoise » imaginée par Borgès) ; elle exige un patient travail de traduction, c’est-à-dire de dé-catégorisation suivie de re-catégorisation…

La stratégie proposée par FJ nous fait sortir (remarque Françoise Gaillard) d’une philosophie du soupçon. Celle-ci reposait sur une vision banalement transcendante du savoir : sous une couche de préjugés ou d’illusions, il convenait de creuser pour mettre à jour une vérité sous-jacente, enfouie. On nous invitait à dénoncer un premier corps d’évidences (fausses), pour toucher le sous-sol d’un discours plus robuste. Ce schéma vertical fait place à un mouvement horizontal : la philosophie de la Chine n’est pas plus « vraie » que la configuration grecque, mais elle opère très différemment en délivrant d’autres possibles – donc en fermant, par effet de clôture ou d’organisation systémiques, ceux auxquels nous-mêmes demeurons attachés (puisqu’ils nous façonnent). FJ se défend par là de faire du comparatisme, puisque comparer (classer, ranger) empêche de tenir compte des configurations de pensée ; il nous invite bien plutôt à penser au ras de notre langue, en allant au bout des suggestions (des ressources) qu’elle offre, comme firent trop rarement quelques philosophes, Hegel, Heidegger…, dont on sent qu’ils pensent en allemand.

FJ insiste donc pour poser ou déceler (desceller) entre les culture non des différences mais des écarts ; la différence rassure, elle invite au rangement, au classement ; l’écart dérange, il étonne et suscite nos propres résistances – lesquelles en retour forcent à se remettre en question. Une conférence fut consacrée par la psychanalyste Sophie de Mijolla au « narcissisme des petites différences » (NPD), concept freudien forgé pour désigner ce qui put faire la fierté du chauvinisme, ou du racisme, stigmatisant les autres au nom d’un trait ou d’une lacune de leur culture. Chaque nation, chaque ethnie peut ainsi faire bloc contre la voisine, et l’on connaît bien les ressoures d’auto-organisation et de renforcement identitaires ainsi procurées. Ce narcissisme est donc l’exact contraire de la notion tellement développée par Derrida, et aujourd’hui pratiquée par Jullien, de l’hospitalité, qui accueille et valorise au contraire l’étrangeté, l’écart apporté par l’autre.

Il s’agit, résume FJ, de ne tomber ni dans la crampe identitaire (fâcheusement rappelée par l’interpellation de Debray qui lui réclamait en substance moins d’entre, et plus d’être), ni dans l’ennui de n’être que soi, ou de n’évoluer que parmi les siens – car « A la fin tu es las de ce monde ancien… ».

Ce point pourrait aussi s’éclairer par le témoignage de Marc Smia, venu du monde de l’entreprise. Si FJ conseille les entreprises et non, disons, les partis politiques, c’est que celles-ci invitent à mettre au travail et à pratiquer l’entre (d’où de considérables libérations d’énergie), alors qu’un parti se contente généralement d’une stérile guerre de position, cramponné justement à son identité ou son NPD, d’où seule une guerre d’usure peut sortir. Pourtant au lieu de toujours mordre on peut aussi se parler, ou tenter d’articuler – deux états bien différents de l’oralité, primaire/secondaire.

« Mon désir n’était pas la Chine, mon désir était de penser », « mon affaire est de produire des concepts », « si on pense tous pareils, on ne pense plus »… Ces affirmations souvent réitérées au fil de cette semaine n’enferment ni dans la comparaison, ni dans une sinologie jugée ennuyeuse car s’interdisant justement de penser ; elles favorisent en revanche la découverte et la valorisation d’hétérotopies internes à notre culture, ou à la culture de l’autre qui n’est jamais d’un bloc, mais qui respire et pour cela s’ouvre, se fendille… En occident par exemple la tradition de l’apophatique évoquée par William Franke (i.e. la théologie négative qui accompagne la théologie positive comme son ombre portée) : celle-ci conteste du dedans nos catégories de parler-penser, elle relance le discours et invite à chercher ailleurs d’autres ressources.

Mais contre les synthèses faciles entre occident-orient (du type des livres de François Cheng, notre « bon Chinois » si vite fêté et académisé), FJ dit aussi son peu de goût des mélanges, des hybrides ou des métissages : tout son effort est de redonner aux pensées leur tranchant, et tant pis pour les éternels faiseurs de compromis !

Il me semble à reprendre ces notes que la prospection des autres possibles, et le titre même de notre rencontre, « FJ, des possibles de la pensée », désarment la violence et pourraient constituer un puissant facteur de pacification. Au rebours du narcissisme des petites différences, si justement analysé par Sophie de Mijolla, l’exploration joyeuse, curieuse ou excitée des hétérotopies n’enferme personne mais au contraire ouvre, en révélant combien le monde est vaste, et bien sûr la pensée. De sorte que j’ai toujours ressenti moi-même, lisant Jullien, cet effet d’ouverture, ou l’enrichissement d’une ressource qui soudain afflue : on se quitte (quel repos !) pour tenter, un tant soit peu, d’envisager le monde et de le penser autrement.

Ce que, de leur côté, les romans, les poèmes excellent à proposer. FJ nous rappelle la proximité, la complémentarité de la philosophie et de la littérature quand celle-ci pense avec style, en serrant au plus près les mots ou l’allure de la phrase. Or qu’est-ce qu’une phrase (un tableau, une mélodie, une œuvre d’art) sinon cet agencement de signes pertinents qui nous remettent, face au monde, en tension ?

(à suivre)  

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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