L’original à l’heure de sa copie numérique
par Daniel Bougnoux
Chacun connaît intimement l’expérience de l’aura, théorisée par Walter Benjamin qui la définit comme “l’unique apparition d’un lointain”. L’aura déborde les manifestations de l’art et concerne plus largement toutes les expériences, émotionnellement ou esthétiquement fortes, dont on pourra dire longtemps après “J’y étais”. J’étais sur le plateau de Gizeh devant les pyramides ; j’étais au concert de Johnny (ou au Soulier de satin mis en scène par Vitez au Palais des Papes), j’étais au Stade de France le soir où le PSG… Si proche soit-elle, la vision demeure en effet lointaine, car exceptionnelle et intouchable ; elle se produit ici et maintenant, dans des paramètres de lieu et de temps qui garantissent son unicité, forcément éphémère ; pour moi, le phénomène n’advient qu’une fois, et dans tel cadre qui lui procure sa majesté incomparable, je veux dire : une majesté que la copie ou la répétition ne pourraient qu’amoindrir sans retour. Le disque enregistré affaiblit (dit-on) l’excitation née du concert live avec son décorum, son protocole et l’attente fervente du public ; et que pèse la tour Eiffel de plastique ou de bronze pour dessus de cheminée face à la masse des poutrelles que l’on contemple, exalté-écrasé, tête renversée entre les pattes du monstre ? De même, argumente Benjamin, la cathédrale de Chartres ne se donne vraiment qu’à Chartes, telle qu’elle grandit à l’horizon du marcheur qui progresse vers elle à travers les blés ; et la véritable Joconde ne nous atteint qu’au musée.
Cette notion d’aura, intuitivement sympathique, s’attache à l’énonciation (par définition toujours singulière) d’un message en général, et se trouve souvent sollicitée pour bien marquer le rassurant partage entre l’original et la copie. Or leur hiérarchie devient de moins en moins évidente ; et si notre époque de copie numérique, de piratage et de détournements tous azimuths ne détruit pas l’expérience de l’aura, elle en brouille la naïve notion.
Benjamin raisonnait selon un schéma simple : face à l’oeuvre d’art unique par définition, c’est une expérience également unique que nous fêtons dans l’échange ineffable de deux corps mis en présence réelle, placés en vis-à-vis physique. Une première objection consisterait à demander comment nous accédons (empiriquement ou dans les meilleures conditions) aux oeuvres : ne pourrait-on soutenir que nous connaissons l’art, passé et contemporain, plus largement et plutôt mieux par les copies que par la fréquentation physique des originaux ? Et que bien des fois, cette copie décriée améliore notre perception ? C’est le cas notamment de la cathédrale, dont les photographies nous révèlent des détails insoupçonnés, voire inaccessibles (la vision zénithale des toits, le zoom sur les chapiteaux ou les vitraux…). De même l’aura d’un Caravage est à son comble sans doute dans telle chapelle mal éclairée de Rome ou de Venise, mais rien ne vaut, pour examiner les détails du tableau, sa reproduction sur papier. On peut soutenir deuxièmement que cet erzatz indésirable (ou technique) améliore notre perception en la préparant, en l’affinant d’avance, et dans cette mesure favorise l’aura : l’amour de l’art n’a rien de spontané, l’oeil et l’oreille s’éduquent par le disque, le catalogue ou les ouvrages qui mettent à notre portée et entre nos mains le lointain tant convoité de l’expérience esthétique. Ou plus précisément : qui rendent ce “lointain” désirable. Et c’est le troisième point : désirerions-nous à ce degré d’exaltation approcher de ces oeuvres auxquelles nous accordons une valeur délirante (si l’on songe au prix sans prix d’un Van Gogh ou de la Joconde) si nous ne les avions jamais vues reproduites nulle part ? D’où ce paradoxe, difficile à admettre, que c’est la copie qui fait le prix de l’original, ou la source de sa valeur ; c’est pour avoir entendu mille fois par le disque Souchon, ou Cécilia Bartoli, que nous nous ruons à leurs concerts ; mille fois lu en livres de poche Hugo, Baudelaire ou Proust que les enchères de leurs manuscrits s’envolent à Drouot… Ou mille fois découvert Monet en affiches, en illustrations et jusque sur les tee-shirts ou les camembert que les longues files d’amateurs patientent aux escaliers du Grand Palais. Les voyages in situ de même ne sont pas annulés, mais stimulés par les films et les dépliants touristiques. La reproduction numérique aujourd’hui infiltrée partout ne détruit pas l’aura, elle en insinue et en avive le désir.
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