Mariage ou enterrement ?

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En 2009, j’avais publié dans la revue Médium cet article, insouciant que j’étais alors ! Je n’imaginais pas de devoir un jour enterrer Brieuc. Il contient pourtant quelques réflexions qui me semblent tenir devant cette circonstance, et je le republie donc, comme une anticipation de mon humeur d’aujourd’hui.

Quatre mariages pour un enterrement

par Daniel Bougnoux

 Il arrive un âge où chacun, comme chante Brassens, a vu se marier / toutes sortes de gens. Et aussi enterrer. Évidentes manifestations de notre incomplétude, ces deux institutions rythment nos existences, nous sommes des êtres pour l’amour autant que pour la mort. Or, forcé d’assister bon an mal an à plusieurs manifestations de l’une et l’autre cérémonies, j’aboutis à ce constat paradoxal : je supporte mal les mariages, je préfère les enterrements, pourquoi ?

 

Toujours un peu déplacé dans les mariages auxquels on m’invite, je me sens plus en phase avec les enterrements. Cette bizarre disposition semble heurter à ce point la nature que j’ai d’abord combattu l’évidence, que diable soyons gais, augmentons notre joie de l’humeur des autres, profitons des mariages pour faire le drôle, le bon convive, le cousin de province qui plaisante aux repas et bondit dans la danse !… En revanche, n’endossons que passagèrement la tristesse des enterrements, n’y accordons que l’apparence en adoptant quelques heures un masque de gravité et de respectueuse componction.

Or il m’arrive tout le contraire, je m’ennuie aux mariages, les enterrements m’excitent.

Serait-ce hypocondrie, mélancolie ou secrète dépression ? Mon idiosyncrasie n’est pas seule en cause, et je devine sous cette asymétrie une donnée anthropologique qui mérite réflexion. La première remarque à faire « contre » les mariages, c’est qu’ils reposent assez souvent sur un leurre ou une équivoque que la marche du monde se chargera cruellement de lever. Je ne parle pas de la robe blanche, qui n’est plus depuis belle lurette gage de virginité. Mais des vœux auxquels les jeunes mariés s’engagent : un tiers des mariages s’achèvent aujourd’hui en divorce, près de la moitié dit-on dans les grandes villes. Cette éternité de l’amour revendiquée par les jeunes amants, cette fidélité éperdue qu’ils se jurent devant l’autel, leur vie à venir en fera tôt justice. Passe encore qu’ils y ajoutent foi au temps fort de leur passion et dans l’éclat de la cérémonie ; mais les familles qui les entourent, les vieux couples qui assistent attendris à cette reprise de la comédie ne peuvent être dupes, ils ont payé d’une longue suite d’avanies et de démentis le droit de savoir à quoi s’en tenir sur les serments prononcés devant le prêtre, amour, assistance mutuelle, fidélité, éducation des enfants dans la foi de leurs parents et obéissance aux commandements de l’Église…, promesses pour le décor, fanfaronnades à la galerie ! Un mensonge tenace, constitutif, empoisonne les paroles échangées ce jour-là.

Cette obligation d’être gai ensuite. Il n’est pas facile de synchroniser les émotions d’un groupe, et les invités d’un mariage y apportent des sentiments ou des réflexions fort contrastés. Une première fiancée éconduite, un rival, un jaloux assisteront aux noces avec haine, avec désespoir ; de même il ne faut pas demander à une vieille fille, à une grande sœur célibataire, à une cousine brehaigne, à des parents pauvres ou à un couple fraîchement divorcé de s’attendrir au spectacle du luxe ostensiblement déversé, des bons sentiments et de la beauté. Le bonheur des autres est communicatif ? Il peut aussi faire envie, exciter la jalousie, la calomnie ou un ressentiment qu’on cachera, dont on se gardera de faire étalage le temps de la fête, mais qui percera immanquablement. On croise dans les mariages des isolés aux regards rêveurs, d’autres qui fixent leurs chaussures au lieu d’entrer dans la danse, d’autres encore qui se cachent pour pleurer. Le bonheur à ce point affiché, programmé, obligatoire n’est pas raccord, ni évident à partager.

J’ai assisté sur ce point, en pleines noces, à d’étranges retours du refoulé. Tantôt c’est un groupe de copains, l’inévitable promotion des élèves de la même école qui prennent la mariée pour cible, ou son conjoint pour bouc émissaire ; on leur rappelle leur joyeuse vie de célibataire, on représente leurs frasques ou leurs ruptures, on suppute ouvertement sur le temps que durera leur union et sur la liste des prochains probables amants, bref on anticipe le crash, on planifie le divorce et la petite fête tourne insensiblement au lynchage… Ou bien, toujours sous couvert de sketches et de bonnes blagues, c’est un amoureux éconduit qui se venge en mettant le mari en garde, une sœur aînée pas dupe qui a recueilli les confidences ou les doutes de sa cadette et qui les chansonne publiquement. La musique, les montages diapo, les jeux collectifs manifestent ouvertement la joie générale, la robuste santé des familles et le passage du relais entre générations ; ils dissimulent parfois une triste contrebande, et la sentimentalité officielle se lézarde parfois au fil de ces journées en laissant entrevoir de terribles abîmes.

En bref et pour me résumer, on demande aux participants d’un mariage de se tenir à l’unisson de la joie de quelques-uns, or cette joie ne se commande pas ; il faut, quand on ne la ressent pas spontanément, l’extraire laborieusement de soi, et l’obligation de paraître joyeux renforce notre gêne, elle aggrave le soupçon de fallace ou d’imposture qui empoisonne déjà les paroles exigées par l’institution.

Le cas de l’enterrement paraît assez différent, et nullement symétrique. Je ne veux pas dire que la tristesse affichée soit toujours sincère ; ni que les paroles prononcées par le prêtre ou les membres de la famille tombent bien juste. Tout au contraire : le mensonge est à son comble dans ces pieuses homélies où il est question du défunt « rappelé à Dieu », du bon serviteur désormais assis « à la droite du Père », de celui ou de celle qui, quand notre tour viendra, « nous accueillera aux cieux », et autres chromos sulpiciens. Quant aux éloges funèbres du défunt… Tout est dit et montré lors des enterrements pour édulcorer l’horreur des planches, de la gadoue et de la décomposition promises au corps, sans parler des souffrances traversées avant d’en arriver là. Face à la réalité insoutenable de la maladie, de l’agonie et de la mort, la parole des vivants ne peut que biaiser, qu’échouer. C’est à ce point que l’Église nous attend, et prend une facile revanche. Qu’on aime ou non cette idée, la religion conserve le monopole du traitement symbolique du cadavre. Nous sommes reconnaissants aux prêtres de nous en décharger, en imposant à ce qui ne se laisse pas articuler leur chapelet de consolations lénifiantes, l’orgue, la récitation des prières, les fleurs et quelques coups de goupillon ; plutôt une messe, aussi conventionnelle et conformiste soit-elle, que la consternation de ces incinérations muettes, de ces enfouissements à la sauvette…

Les deux mensonges, également nécessaires et exigés par la vie sociale, ne sont pas symétriques dans la mesure où, dans le cas du mariage, on sait à quoi s’en tenir sur la probable évolution du couple, qui ne pourra que faillir à la somme des engagements qu’il prend solennellement devant tous ; dans l’écart qu’il accuse entre l’idéal et la triviale réalité, tout mariage annonce la désillusion mais il la retarde, il la conjure par l’éclat de la fête, et l’espérance unanimement affichée à la cérémonie. La perception de l’avenir est double, ou contradictoire, on veut croire aux vœux prononcés, et on n’en pense pas moins. Je sais bien, mais quand même… Aux enterrements en  revanche, on sait qu’on ne sait rien. Toute notre pensée vient buter sur le cadavre comme sur l’énigme ultime de notre condition : et après, quoi ? La mort, l’abîme brutalement découvert ou la « disparition » nous mettent devant l’impensable absolu, l’inassimilable. Nous ne savons qu’une chose, évidence aveuglante pour chacun ce jour-là : que bientôt viendra notre tour et que d’autres parleront, chanteront et couvriront de fleurs notre cendre, notre néant final. Là où toute parole s’avère inadéquate, le mensonge du traitement symbolique de la mort devient supportable, voire indispensable ; l’épreuve de la mort (des autres, toujours) est celle de notre propre inanité à penser, à nous représenter ça. Le mariage nous tire (fallacieusement) vers l’idéal, il glorifie une différence passagère, illusoire entre les conditions sociales, amoureuses ou sentimentales ;  l’enterrement nous rétrograde, il remet tout le monde d’accord ou à niveau par le rappel d’une réalité qui nous échappe et que nous voudrions tellement oublier : nous sommes des êtres « pour la mort ». Et du même coup pour l’illusion. Quels que soient les progrès, de la civilisation, de l’hygiène ou de la médecine, sur tous les continents et à n’importe quel siècle, on en arrive toujours à ça.

Or cette épreuve ou ce traumatisme de la mort que la cérémonie nous invite à partager n’est pas forcément triste. En présentant mes sincères condoléances, je suis ému et sincère en effet car c’est sur moi, sur vous, sur nous que je pleure, sur notre chétive et trop humaine condition. Le mariage nous vante les mérites d’une construction de soi et de l’autre, les époux inventent une vie à deux, aménagent un chez-soi, ils vont procréer, faire avancer l’espèce… L’enterrement dénude l’inanité finale de nos cocons et autres constructions, notre vie aboutit à cette boîte que les croque-morts manipulent. Ceux qu’on invite à partager cette brutale évidence ont de quoi se sentir étrangement frères : qu’opposer au néant, quelle preuve de vie donner sinon cette chaleur humaine minimale des embrassades, des accolades, des larmes mises en commun ? La supériorité de l’enterrement sur le mariage, c’est de nettoyer la communauté des démons de l’arrogance ou de l’envie, pour leur substituer la pitié, le respect, la nécessité de l’entraide, la reconnaissance émue de notre débilité foncière. On fête aux enterrements le retour de l’homme ordinaire, la permanence de cet humus humain trop humain qui fait toucher du doigt notre commune faiblesse, qui nous rend étrangement semblables.

La mort n’égalise pas seulement les conditions (que tant de mariages distinguent et hiérarchisent), elle ravive l’âme de la communauté dans son plus sûr ressort : face au désastre inéluctable, l’éminente valeur du soutien et du lien entre ceux qui restent. On vérifie clairement par là le mot si pénétrant de Hegel sur la mort présentée comme « maître absolu » : parce que la mort, d’avance, nous tient, nous nous tenons les uns les autres à travers elle, et c’est dans sa confrontation que nous puisons nos meilleures raisons d’être (vivants). On disputera éternellement des buts et des fins de la vie, mais la première des raisons de vivre c’est de résister à la mort. Les enterrements apportent sur ce point un outil de culture vital, élémentaire.

Je n’aime pas beaucoup les mariages, je me requinque aux enterrements ? Pour deux raisons encore semble-t-il. On ne dit pas assez la part d’enterrement sous-jacente au mariage ; on la mentionne pourtant dans cette plaisanterie triviale, « enterrer sa vie de garçon », sans y accorder davantage d’importance. Tout étourdi par la fête, on tient pour peu de chose que nos deux jeunes gens viennent abjurer solennellement devant nous toute vie sexuelle autre que conjugale. Admirable sacrifice, sans lequel il n’y aurait pas d’édification symbolique : le mariage est édifiant à tous les sens du terme, il renouvelle devant la communauté rassemblée la promesse des enfants à venir, d’une vie sociale rangée, conséquences nécessaires et belles en vue desquelles il convient d’enchaîner fermement cet énergumène, le turbulent démon sexuel, à l’inflexible joug de la fidélité. Con-jugalité : attachés au même joug.

Tu feras ton deuil de tout autre partenaire, tu fermeras tes yeux et tes oreilles à toute sirène rivale, tu saliveras et brouteras autour de ton piquet, tu sublimeras dans la conversation et les relations sociales toutes tes rencontres à venir sans jamais, au grand jamais, les inciter à l’amour (chose sainte dans les liens du mariage, abominable au-dehors), tu recroquevilleras ton corps aux dimensions de la chambre nuptiale – qui ouvre pour toi à présent un jardin de délices mais qui bientôt peut-être te fera l’effet d’un désert –,  tu désireras cette personne et jamais plus aucune autre en toutes circonstances et pour tous les temps à venir de ta vie, amen… Présomptueuse promesse ! Guettée, fêtée, entérinée pourtant par tous ceux qui regimbent dans leur carcan et supputent les moyens d’en sortir, qui applaudissent la mise au joug du couple et la reconduction d’un engagement qu’eux-mêmes n’ont pas su tenir.

Si tout mariage est édifiant, l’enterrement – quel antonyme choisir ? – risque de paraître effondrant. Terrifiant, si nous entendons dans ce mot un retour à la terre. Mais encore une fois ce rappel n’a rien de morbide, au contraire. Pleurer est excellent pour l’équilibre de nos humeurs ; apporter ses condoléances, les ressentir au moment où on les présente fortifie le récepteur autant que le donateur ; cette terre commune, niveleuse, matricielle ouverte par la fosse exhibe l’humus de notre humanité ; la méditation de notre mortalité constitue l’alpha et l’omega de toute culture.

Un dernier argument en faveur de la supériorité (morale, culturelle ?) des enterrements tient au traitement du temps. Tout mariage est tourné vers l’avenir, ressort évident de la culture, brèche par laquelle l’humanité autant que chaque individu, à la différence des animaux, affirme sa transcendance, son ouverture à ce qui le dépasse. Par nos désirs, nos projets, nos idéaux, nos espoirs qui trament et tissent nos vies, nous sommes des « êtres pour le futur ». Mais que ce principe espérance est fragile, comme il est de toutes parts attaqué, et vite démenti ! Notre volonté semble mue par cette petite flamme de l’idéal toujours devant nous qui vacille, qui nous tire en avant. Son attraction pourtant s’avère fragile, et nous nous effondrerions si elle n’était relayée par la vis a tergo qui nous pousse, opiniâtrement. Cette force qui nous vient par derrière ou par en-dessous n’est pas celle de l’idéal mais du réel ; nous bougeons, courons, voltigeons et exerçons de mille façons nos corps par pure affirmation de la vie, pour éprouver que nous ne sommes pas morts. Et qu’à défaut d’un avenir, incertain et limité, nous sommes assurés d’un passé. L’enterrement est rétrospectif, on y repasse l’histoire, on y raconte la vie du défunt ; on y médite du même coup semble-t-il sur les réserves de la mémoire, des savoirs, des expériences dont l’accumulation soutient chacun comme une bouée sur l’océan de l’existence. Face à un avenir peu sûr, nous pouvons du moins rassembler nos ressources, resserrer les liens avec nos ascendants et avec ces semblables, ces prochains que l’enterrement déterre.

En somme et pour conclure, je définirais volontiers la culture, autant que la vie, par l’ensemble des forces qui résistent à la mort. Et c’est pourquoi je donnerais, si l’on me proposait de choisir, quatre mariages pour un enterrement.

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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