Paul Celan entre les barricades

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Les Cahiers de l’Herne ont publié cet automne un beau numéro consacré au poète Paul Celan, dirigé par Bertrand Badiou, Clément Fradin et Werner Wögerbauer, et auquel j’ai participé par ce témoignage.

Souvenirs de la nuit du 10

Le vestibule de l’Ecole Normale Supérieure, familièrement baptisé « L’Aquarium », se trouvait autour de 20 h envahi de monde.

On s’y faufilait à grand peine entre les élèves, leurs enseignants ou patrons de laboratoire et des membres du personnel administratif, tous également affairés en de profonds conciliabules, tous conscients qu’il leur fallait dans une pareille soirée être là. Je revois distinctement Jacques Bouveresse proférant, avec le ton inflexible du logicien, « la poire est mûre pour Mitterrand ! ». Plus dubitatif, Derrida tirait sur sa pipe en inspectant les visages à la ronde ; Pautrat se caressait la barbe ; et ce carré des philosophes se remarquait aussi à la haute silhouette d’Althusser, également pensif, que nous voyions peu entre ses séjours en maison de santé, mais qui ce soir était sorti de sa retraite.

Les barricades s’étendaient dans le quartier et, pour la première fois, atteignaient la rue d’Ulm. Toute la rue Gay-Lussac n’était plus qu’un chantier de démolition entre les mains des insurgés. Depuis le boulevard Saint-Michel et la place Edmond-Rostand, où stationnaient casquées les noires compagnies interdisant toute approche, Gay-Lussac et ses artères adjacentes étaient la proie d’une activité fébrile, on y déplaçait et renversait les voitures pour les monter en barricades, on y déchaussait les pavés qui dénudaient un sable jaune, où le piétinement s’imprimait. Les élèves que nous étions et les émeutiers du dehors ne semblaient pas tout-à-fait du même bord, peu de camarades parmi nous auront pris une part active, je crois, à la construction et à la tenue des barricades, et l’UJC-ML (Union des Jeunesses Communistes Marxistes Léninistes), bien implantée à l’Ecole qu’elle traitait en « base rouge », dénonçait même ouvertement, par la voix de Benny Lévy dressé sur les marches d’entrée, cette diversion d’une « révolution » au Quartier latin, quand les vrais affrontements ne pouvaient se tenir qu’à l’usine et sur les lieux de production, non dans ceux de la parlotte et du confort étudiant.

Je revois au milieu de cet aquarium en ébullition sa fragile silhouette fendre la foule pour venir directement sur moi. Paul Celan était notre répétiteur d’allemand, et je fréquentais depuis deux ans assidûment ses cours, dans l’espoir d’enfin parler la langue de Hegel, auquel je consacrais cette même année 1968 mon D.E.S. de philosophie. Ce qu’aujourd’hui encore je n’ai pas réussi à faire, l’allemand m’est demeuré lettre morte malgré la bonne volonté évidente que mettait notre professeur à composer pour nous des phrases de base : Wo ist das Buch ? – Das Buch liegt auf dem Tisch. On le disait un peu poète, voire, ajoutaient certains mieux renseignés, le plus grand poète de langue allemande alors vivant, mais cette facette du petit homme en costume gris nous demeurait impénétrable. Il n’est pas vrai, ce que j’ai lu pourtant sous la plume d’Alain Finkielkraut citant mon camarade Marion, que nous chahutions spécialement ses cours, comme il arriva à Mallarmé dit-on, du temps qu’il enseignait l’anglais au collège de Tournon. Nous étions une quinzaine autour de Celan, dans une ambiance cordiale et sans perspective d’examen ; nous venions pour apprendre auprès d’un homme timide, qui n’était devant nous manifestement pas à sa place, et faisait lui-même de son mieux.

« Monsieur Bougnoux, dites-moi ce qui se passe ?

– Je n’en sais vraiment rien, mais vous avez là Messieurs Derrida, Althusser, Fayolle, qui pourront vous renseigner mieux que moi…

– Non non, pas eux, c’est à vous un étudiant de me dire…

– Le mieux dans ce cas est d’aller voir ensemble ».

Et nous sommes partis dans la rue Gay-Lussac, Celan accroché à mon bras.

Depuis le carrefour des Ursulines, le chemin est assez long jusqu’au boulevard Saint-Michel, inaccessible je l’ai dit. Entre l’amoncellement des voitures renversées, des pavés et le sable où nos pieds se tordaient, nous progressions lentement, en observant sur notre route le ballet fiévreux des émeutiers mélangé à un nombre assez considérable de badauds, de reporters photos ou de radios périphériques. Le décor était sidérant ; le soleil qui se couchait sur le Luxembourg éclairait encore les hautes façades, où beaucoup de monde se pressait aux fenêtres en échangeant toutes sortes de choses avec ceux d’en bas, des paroles d’encouragement (bien que plus d’un habitant ait pu voir, sans plaisir sans doute, sa voiture transformée en élément de barricade), mais aussi des victuailles que les gens descendaient le long des murs, dans des paniers de ravitaillement, et des bouteilles d’eau réputées protectrices contre les gaz lacrymogènes ; pour s’en prémunir, beaucoup d’émeutiers arboraient ostensiblement, et prématurément, un foulard qui cachait à demi leur visage. Avec des cris de triomphe, c’est tout un autobus, le 21 ou le 27 ? que la foule acharnée à le mouvoir avait réussi à mettre en travers de la rue, et à renverser sur le flanc pour faire à lui seul barricade. Aussitôt constitués, ces remparts étaient perfectionnés de piques pointées vers l’assaillant, de vieux meubles, de chaises qui descendaient également le long des façades soutenus par des cordes. Un vide-grenier s’improvisait, tandis que les pavés étaient soigneusement distribués par petits tas, comme autant de munitions pour le moment de l’assaut. L’annexe de l’Ecole normale alors en construction, en face du 45, en était aux fondations ; ce chantier bienvenu ravitailla à profusion l’émeute en planches, panneaux de coffrage et fers à béton.

Cramponné à mon bras qu’il ne lâchait plus, mon professeur d’allemand frissonnait. En évitant la ferraille tordue et les trous de la chaussée, je remorquais ce tremblant compagnon jusqu’à la minuscule rue Royer-Collard, où une imposante barricade parfaitement inutile barrait l’impasse, avant le cul-de-sac. Je me rappelle mal les paroles échangées, durant cette heure que dura notre excursion, sinon celle-ci, prononcée dans un soupir : « J’ai l’impression, voyez-vous, que nous nous installons dans l’irréparable… »

Je me rappelle distinctement la voix de Celan, légèrement perchée, et murmurée, comme lasse au bord du renoncement. La respiration légèrement asthmatique de son visage ovoïde. Et sa silhouette un peu affaissée qui m’évoquait, je ne sais pourquoi, une goutte d’huile. J’ai souvent pensé que ce mot, irréparable, appliqué à ces dérisoires barricades avait pris naissance pour mon chétif accompagnateur sur un théâtre autrement tragique, dans les charniers de Bucovine et d’Ukraine où ses parents avaient été exterminés, et d’où lui-même âgé de vingt-quatre ans fut libéré d’un camp de travail forcé par l’Armée rouge. Mai 68 nous mène vingt-quatre années plus tard, mais je comprends par ce mot combien les blessures de celui qui ne s’appelait pas encore Celan auront été inguérissables. La vie de cet homme dévasté s’adossait à un paysage de ruines, où notre promenade incongrue ne pouvait que le replonger.

Je déposais mon fragile fardeau dans l’Aquarium plus bondé encore qu’à notre départ, où il s’évanouit ; j’étais pressé moi-même de retrouver des camarades, et de prendre ma part des « opérations ». Nous n’avons pas dormi cette nuit-là, où l’énorme vague des émeutiers finit par submerger notre Ecole quand les dernières barricades, en haut de la rue Claude-Bernard, eurent cédé sous l’assaut. Le docteur Etienne avait ouvert l’infirmerie où l’on pansait quelques blessés dont la rumeur exagérait à plaisir la gravité. Au petit matin blême, je ne risquais pas de me réciter le vers le plus célèbre de Paul Celan, « Schwarze Milch der Frühe » qu’a depuis traduit mon condisciple Jean-Pierre Lefebvre (qui devait se trouver alors parmi nous), un vers qui servit aussi de titre au livre de Jean Clair, Lait noir de l’aube… Les C.R.S. eux-mêmes barbouillés de nuit occupaient le trottoir du 45 en réclamant qu’on leur ouvre les portes pour y pourchasser les barricadiers, que nous hébergions à présent dans nos chambres ; une énorme pelleteuse, qui avait déjà servi à désobstruer la rue, reposait son mufle contre la grille. Fermement, le directeur Flacelière que nous avions connu plus hésitant vint au contact, et signifia à l’officier qu’il se trouvait devant un territoire de l’Université de Paris, inviolable par ses hommes sans ordres supérieurs. Courtoisement, les choses en restèrent là.

Je ne devais pas revoir souvent Paul Celan. La préparation de l’agrégation, l’année suivante, ne me laissait pas le loisir de fréquenter son cours, où il avait ambitieusement inscrit au programme de notre petite classe Tonio Kröger de Thomas Mann, qui dépassait nettement mes capacités de lecture. Et en 1970, année pour moi « supplémentaire », il fut trop tard. Marié, devenu externe et père d’une petite fille, j’avais au rez-de-chaussée de l’Ecole mon bureau placé par hasard à côté du sien. Nous nous saluions avec déférence au passage, non sans la gêne, pour ma part, d’avoir abandonné mon répétiteur.

C’est en mai il me semble que la rumeur circula, le poète s’était jeté dans la Seine du haut du Pont Mirabeau, on n’avait retrouvé et identifié son corps que dix jours plus tard. J’avais toujours l’inutile Tonio Kröger, comment le lui rendre ? Par déférence il me semble, j’allais à sa porte et en décrochais la carte de visite, glissée dans mon portefeuille. Et je conserve toujours son exemplaire de Thomas Mann, à défaut de pouvoir lire dans le texte ses livres, à lui. Et notamment La Fugue de la mort, en édition bilingue. Das Buch liegt auf dem Tisch.

 

2 réponses à “Paul Celan entre les barricades”

  1. Avatar de Gérard Fai
    Gérard Fai

    Souvenirs, souvenirs….

    Et s’il était là…revenant?

    Bras dessus, bras dessous, Paul et Daniel dans un temps retrouvé…Imaginons la scène!

    -« Taie sur l’œil pour que soit préservé un signe qui traverse l’obscur » L’as-tu envoyé, ce poème à Martin, lui qui voulait tant te montrer sa Forêt noire?

    – Il était là, au premier rang, le vingt-quatre juillet mil neuf cent soixante-sept, à l’amphithéâtre de l’université de Fribourg.

    Je sais qu’il en est pour quelque chose si, ce jour-là, mes livres étaient mis en évidence dans les vitrines de la librairie de la ville, tu sais!

    – En fait quel était ton message à son endroit?

    – Je l’ai écrit dans le livre d’or de Todtnauberg.

    -En quels termes?

    – « Dans le livre de la hutte, avec un regard sur l’étoile de la fontaine, avec, au cœur, l’espoir d’une parole à venir »

    – Au fond, l’éclaircie, c’est une promesse…Sur sa réalisation, vous auriez pu en parler en vous promenant à travers les paysages hölderliniens, palsambleu!

    – Contrainte de lumière, c’était ma seule impatiente réponse. Heureusement, tu es là…Et tu en connais un rayon!

    Que sera sera.

    Rideau

    Point d’absolution politique de l’auteur de « L’être et le temps »…Une vision sans doute et l’année de sa disparition, un autre – grand président, selon, notre cher Philippe R… – visionnaire sans doute, s’inscrivit en cette exclamation : « Que la lumière soit! » Abstraction prophétique, dit l’artiste et, pour l’heure, noir c’est noir, nous la cherchons…Elle n’est point et la vitesse de cette constante universelle de la physique limite les rêves au delà…(Dixit Étienne et Jacques)

    Puisse le halo numineux du maître de ce blogue, Monsieur Bougnoux, nous acheminer, loin des mirages, vers cette parole libératrice!

    Gérard

  2. Avatar de M
    M

    « Étienne et Jacques » dites vous, cher commentateur!

    Seize lettres en trois mots qui par anagramme posent la question : « Et qui est-ce, Jeanne? »

    Reste à savoir si Messieurs Perry-Salkow et Klein ont reçu une réponse.

    Les cahiers de l’Herne qui semblent être au rendez-vous de ce moment sont ouverts par le petit monde instruit et cultivé.

    Et loin des cénacles, regardez le pays comme il s’endort – et reste blanche la page du cahier d’écolier…

    M

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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