Je ne voudrais pas, avec ce titre, donner une définition, et encore moins un mode d’emploi du sentiment amoureux. Je demeure étonné par certains commentaires déposés à la suite de mon précédent billet, qui, sans prendre ouvertement la défense de Matzneff, tentent de combattre ceux qui l’attaquent aujourd’hui en nous resservant le si mol acquiescement de Cioran (rapporté par Vanessa), du moment qu’ils s’aiment…
Et c’est ainsi que GM lui-même, sur le plateau d’Apostrophes, pouvait se prévaloir tranquillement de l’amour de ses (innombrables) partenaires. Le mot amour décidément excusant tout (aux yeux de certains), il serait temps d’analyser un peu ce faux-fuyant trop commode. Je n’avancerai pas de thèses dogmatiques, je dirai ce qu’est pour moi l’amour, qui justifie en effet bien des écarts, d’âge ou de langage ; mais qu’on ne saurait, non plus, méconnaître ou travestir à ce point dans ses fondements, ou ses conditions. Le mot amour me semble top grave pour le voir dévoyé, sans réagir, par un bateleur d’estrades ou par ceux qui s’engouffrent dans la brèche.
Je m’efforcerai donc de préciser ici ce qu’est, à mon avis, une relation amoureuse ; et pourquoi ce terme ne s’applique pas, à mes yeux, au couple si mal formé de Gabriel et Vanessa. Il est vrai que seul le récit de cette dernière nous permet de formuler notre jugement ; mais il a toutes les apparences de la sincérité, et je n’ai vu personne soupçonner jusqu’ici son auteur d’exagération, ou de calomnie ; je prendrai donc sa parole (de victime ou de proie) pour pierre de touche.
J’ai avancé dans le précédent billet qu’une condition élémentaire de l’amour est la réciprocité. Relative bien sûr, car la transparence dans le domaine des relations humaines, dont la relation amoureuse constitue le paroxysme, ou la loupe grossissante, demeure un idéal inatteignable, et peut-être pas souhaitable. Le propre d’une relation pragmatique, celle qui met en interaction deux sujets (et que je distinguerai toujours soigneusement d’une relation technique où le sujet s’affronte à l’objet), est en effet de conserver un fond d’opacité, donc d’imprévisibilité – et c’est cela être un sujet, se dérober jusqu’à un certain point au regard, aux questions et au désir de l’autre. D’où les tourments de l’amour, qui exige une lumière ou une transparence inatteignables dans les « affaires humaines ».
Y avait-il réciprocité dans le couple qui nous occupe ? La simple différence d’âge, une bonne quarantaine d’années, force à répondre non. Et le comportement de Matzneff dictant à sa jeune maîtresse sa conduite, rédigeant à sa place un de ses devoirs de français (elle n’ait pas encore à faire aux dissertations), renforce cette évidence.
Ici mes commentateurs parlent à bon droit d’emprise, mais pour noyer le poisson en demandant quel amour ne va pas sans emprise ?
Actes d’un colloque que j’ai dirigé à Cerisy (1991)
Ce terme d’emprise, qui croise un titre important du psychanalyste François Roustang, Influence, interdit qu’on le manie avec légèreté : cette notion qui touche au transfert, à la suggestion, à l’identification, à l’hypnose, a été au cœur de mes propres études d’information-communication, et il ressurgit dans la notion de médium, qui inquiète aussi la médiologie. Je mentionne cette évidence pour préciser ici que le livre de Vanessa Springora ne constitue pas pour moi un phénomène isolé ni tombé du ciel, mais qu’il ajoute une pièce (précieuse) à un puzzle ancien.
Certaines amours cherchent en effet (et s’arrêtent à) l’emprise : le sujet, généralement masculin mais pas forcément, se satisfait de mener l’autre par le bout du nez ou de le dominer comme son objet, au mépris de toute réciprocité (de désir, d’agenda, de paroles…). Vanessa fut non seulement par Gabriel déculottée mais délocutée, comme disent les linguistes chaque fois que quelqu’un parle pour (ou à la place de) l’autre, sans écouter le récit propre de ce dernier. La littérature à cet égard constituait la plus intimidante façon de fermer la bouche de la jeune fille : face au « grand écrivain » (célébré par Mitterrand, Pivot ou Jean d’Ormesson), ou du moins à celui qui se présentait comme tel, que valait sa propre parole ?
C’est pourquoi la question du livre, je l’ai dit, me paraît avoir joué dans cette affaire un rôle plutôt néfaste, avant que par le même secours d’une écriture livresque Vanessa ne renverse la situation. La sacralisation de l’auteur aura en effet permis, dans ce qu’on n’ose appeler son couple, à Gabriel de parler sans répliques. Il n’avait de comptes à rendre ni sur le plateau d’Apostrophes ni dans la chambre à coucher, où il manoeuvrait au mépris de toute règle de pragmatique (dont la conversation demeure le modèle).
J’en suis d’accord avec mes détracteurs, il y a peu d’amours sans emprise, celle-ci constituant probablement la face noire, ou maudite, ou mal dite, de la relation. Raison de plus pour analyser, ou démêler ces brins qui tressent si fort les sujets entre eux. Car la parole résiste à l’emprise – qui nous tire vers l’infans, l’enfant préverbal.
Ce critère de la réciprocité suppose donc entre les partenaires une certaine compatibilité des désirs, mais aussi des âges, et au fond des conditions. L’amour entre Lolita et le triste (et hilarant) professeur Humbert Humbert n’a pas réussi à se nouer – non plus, Matzneff le découvre un peu tard et à ses dépens, qu’entre lui-même et Vanessa. Même si la fascination, l’orgueil ou des composantes plus troubles venues de la défection du père, et de la recherche de substitution, ont pu jouer chez la très jeune fille un rôle déclencheur, propice aux entreprises du séducteur.
Je mentionne en passant Nabokov, et son roman que j’ai adoré, pour signaler l’abîme entre les deux écrivains. Vanessa elle-même fait l’éloge de l’immortel Lolita, en y voyant la plus impitoyable dénonciation de la pédophilie. Je ne suis pas très sûr de cela, il me paraît, à lire l’éblouissement ressenti par le narrateur au spectacle de sa jeune proie, qu’on ne peut pas écrire de telles pages sans avoir soi-même subi l’assaut de ce démon, qu’on couche en effet par écrit pour mieux l’exorciser. Nabokov que je sache fut l’époux fidèle de Vera, et un chasseur qui se limita aux papillons ! Mais qu’une Lolita ait un jour croisé la route du professeur, en y laissant ce sillage de feu, me semble assez probable.
(Au fait, Sue Lyons, l’interprète de Lolita dans l’excellente adaptation de Stanley Kubrick, vient de décéder à Hollywood à l’âge de 73 ans. Son nom n’était pas très connu, puisqu’après ce début si prometteur, elle-même avait renoncé à toutes les propositions d’autres films, décidée à fuir un milieu dont elle semble avoir mesuré pour elle les dangers.)
Mais reprenons notre fil : avec la réciprocité, vient la question de savoir quoi faire d’un grand ou véritable amour. Quoi faire d’autre que l’amour ? La réponse habituelle propose des enfants, une maison, le partage d’une entreprise professionnelle, ou de loisirs tels que voyages, jeux, fréquentations d’amis, etc. Rien de tout cela, inutile de le préciser, dans le cas qui nous occupe. Et dont l’occupation, vouée à la satiété pour les deux partenaires, programmait le fiasco. Je sais, par expérience personnelle, mais ce thème est abondamment documenté et fouillé par François Jullien (voir notamment Près d’elle chroniqué ici même), et repris par La Croix la semaine dernière, que le couple durable est fondé sur l’émerveillement ; mais comment entretenir ce précieux sentiment ? En sortant d’un stérile face-à-face, en ne se contentant pas d’adorer l’autre, en mettant cette adoration ou ce surcroît de forces au service d’un autre moteur. Si je considère le couple trop fameux, trop facilement exalté par certains, d’Aragon et d’Elsa Triolet, et le bruyant, le déclamatoire amour que lui (Louis) n’aura cessé de lui porter à elle (Elsa), je sais aussi qu’ils menèrent ensemble tellement d’engagements, de constructions, de combats… L’amour qui nous dépasse, et qu’il nous arrive de mettre au-dessus de tout, se meurt lui-même s’il n’est mis au service d’une cause qui, à son tour, le dépasse pour mieux l’accomplir.
Il faudrait en venir au donjuanisme, au narcissisme, tellement évidents dans la personne de Gabriel Matzneff puisque lui-même en faisait étalage, puisque son dandysme consistait aussi à nous ôter ce grief en se l’accrochant complaisamment en sautoir : Matzneff ne fuyait pas les soupçons qui auraient pu l’abattre, il les devançait en les tournant en dérision, au nom de sa grande santé il plastronnait, et du même coup il émoustillait, comme on le voit dans le regard de Pivot. Ce trait est à rapprocher sans doute de la personnalité du « pervers narcissique », l’homme au-dessus des lois qui nous prévient : ne me fatiguez pas de vos reproches, je connais, je m’en vante ! Nous sommes ici pour nous amuser, ne devenez pas ennuyeux, mon cher…
Et ici encore certes, on demandera quel amour n’est pas narcissique. Excellente question, que je traiterais personnellement en versant au dossier le cas Aragon, et notamment ce terrible roman de 1965, La Mise à mort, où il déconstruit de plusieurs façons son personnage, et son couple, en sachant bien que toute parole d’amour peut se retourner si vite, si facilement en amour de la parole ; et tout ce qu’il y a de posture, d’amour de soi et de captation de l’autre, dans la déclaration (et les déclamations) de l’amour. Ce n’est pas un hasard si la première édition de poche de ce roman capital portait en couverture le Narcisse du Caravage.
Quant au donjuanisme affiché par Matzneff, il est tellement en accord avec l’individualisme consumériste qui caractérisèrent les années de son ascension littéraire que la coïncidence dispense d’insister : la boulimie de chair fraîche transforme le commerce amoureux en marché – d’ailleurs, c’est à Manille que le séducteur se rend régulièrement, pour trouver, en les achetant crûment, ce que les petites Vanessa de Paris lui mesurent trop chichement.
Au fond c’est cette frénésie de chair fraîche qui m’écarte surtout de Matzneff ; le séducteur donjuanesque est affamé de « jeunes débutantes », pour le plaisir narcissique d’être leur initiateur sans doute, ou le monsieur qui les guide dans les premiers pas, combien émouvants, de l’amour ! Et il y a forcément dans un amour à ses débuts, dans un « premier amour » (comme celui de Vanessa) de quoi passionner son partenaire… Sur cette pente, GM aura vécu à coups de relances et d’éternels recommencements, fuyant ses prises, redonnant toute licence à la chasse, assoiffé de premières fois , quelle griserie ! Mais j’ai moi-même opposé sur ce blog le premier amour au dernier, celui que je suis en train de vivre avec Odile et qui n’est pas moins émouvant : fait d’expériences, gros de tout un passé, et de tendresse pour la fragilité ou la vulnérabilité de l’autre, cat on peut aimer un(e) partenaire pour ses rides, ses défaillances, on peut désirer de cela le protéger. Un tel amour flambe moins peut-être mais il dure, il a la chaleur des braises ; et il n’est pas , moins que le premier, digne d’éloge, et de récits.
Pourquoi m’attarder ici, trop longuement peut-être, sur le cas du personnage Matzneff ? Parce qu’il fait terriblement époque, en plaçant sous une loupe grossissante des tendances qui sont devenues nos plaies : la démesure dans la recherche sexuelle, une consommation effrénée, un individualisme peu soucieux de la place et du devenir de l’autre, la rhétorique amoureuse dévoyée, contrefaite ou transformée justement en simple rhétorique, en badinage de plateau. Et planant sur le tout, un éloge de la liberté – comme dans Don Giovanni l’air chanté par le tenorio. Avec hélas moins de panache et sur une assez pauvre musique, quel compositeur, quel metteur en scène prendra pour livret, quel sorbonnard pour sujet de thèse, les piètres aventures de ce Casanova de foire ? Car c’est cela qui continue de m’étonner : j’ai mentionné ici Aragon, qui me fâche en apposant sa signature au bas de la pétition rédigée par Matzneff en 1977, quelle victoire pour ce dernier, enrôler dans son jeu un tel écrivain ! (Sans doute celui-ci était-il ce jour-là frappé par les premières attaques de la sénescence, ou peu résistant aux affectueuses pressions de Ristat et de sa bande.) Aragon cependant, qui s’y connaissait en style, n’a jamais fait l’éloge de GM dans les colonnes, pourtant accueillantes, de ses Lettres françaises.
Sartre et Beauvoir cosignèrent mais pas Foucault, ni Roudinesco, qui refusèrent.
Le même Aragon avait écrit : « L’amour salauds l’amour pour vous / C’est d’arriver à coucher ensemble Et après / Ha Ha tout l’amour est dans ce / Et après » (La Grande gaîté, 1929). Et aussi, dans La Mise à mort : « Il n’y a qu’une chose qui compte et tout le reste est de la foutaise. Une seule chose : être aimé. » Celui-là, au cours de sa longue orageuse existence, paya assez cher pour savoir ce que c’est au vrai que le vertige d’aimer. Et nous le dire.
Le déficit est trop énorme en termes de talent, comme de caractère, et pourtant il s’est trouvé des critiques, des écrivains reconnus ou des prescripteurs pour faire l’éloge de ce plumitif qui draguait pour écrire, et écrivait pour mieux draguer. Ceci aussi, la dégradation du jugement de goût et l’impératif de lancement et de rotation des livres devenus marchandise parmi d’autres, est à mettre au compte de notre époque.
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