La couverture d’un récent Nouvel Observateur m’a spécialement touché, Edgar Morin et Régis Debray réunis pour évoquer leurs parcours, leurs expériences et leur idée de la « révolution »… Sachons gré à ce magazine d’avoir ainsi mis à l’honneur deux seniors, bien dignes d’inspirer par l’exemple de leurs vies, et de leurs pensées, les générations plus jeunes. Les réponses fouillées, l’abondante iconographie font de ce numéro une référence ; d’autant plus que j’y trouve encore trois pages sur Derrida (par François Cusset qui m’associa à sa soutenance de thèse), et une photographie de Nastassja Martin (dont le visage demeure marqué par le baiser de l’ourse), nous avions croisé cette téméraire jeune femme aux rencontres de mai organisées par Paysages-animés au château de Vizille, et parlé avec elle de ce qui est devenu un livre, Croire aux fauves…
Mais le couple d’Edgar avec Régis m’émeut particulièrement, puisque leur tandem aura orienté ma vie ; c’est moi, je peux m’en vanter, qui les ai réunis dans le jury de ma soutenance d’HDR (en 1990 ?). À cette époque, Régis se souvenait d’avoir été, jeune normalien trente ans auparavant, questionné par Morin dans le film documentaire Chronique d’un été que celui-ci réalisait avec Jean Rouch ; mais il ne l’avait plus, par la suite, fréquenté. Tous deux édifiaient pourtant, en parallèle, une œuvre considérable, mais sans croisement notable ni affinités apparentes.
De gauche à droite Régis Debray, Bernard Miège, Edgar Morin
et Jean-Baptiste Carpentier à ma soutenance d’HDR
De mon côté j’avais rencontré Régis, alors fort inconnu, dès 1966 à La Paz précisément, où il tapait à la machine Révolution dans la révolution comme je l’ai raconté ici dans mon compte-rendu du livre de sa fille Laurence, dont le récit lui causa quelque peine. L’arrestation quelques mois plus tard, le procès très médiatisé et l’incarcération pour trente ans du théoricien de la guerilla dans une geôle de Camiri (il en fera quatre) m’avaient fortement touché, d’autant plus qu’à l’époque de ces faits (avril-mai 1967) je me mariais… Je devais lire Régis de nouveau à la parution du Pouvoir intellectuel en France(1979), un livre qui me fit une impression d’autant plus forte qu’il m’expliquait mon propre déclin de prof face aux pouvoirs médiatiques qui s’emparaient irréversiblement de la scène. Enseignants, nous n’étions plus juchés sur un trône de la culture, tout au plus sur un tabouret, posture très subalterne ! Je ne crois pas avoir revu alors Régis, non plus qu’à la sortie de sa Critique de la raison politique (1981), son livre le plus fort il me semble, mais que Le Nouvel Obs omet curieusement dans sa présentation. C’est à la faveur de Les Masques, Une éducation amoureuse (1987) que j’allais vers lui, à la fin d’un débat dans une FNAC ; il se souvenait vaguement de nos trois jours passés sur l’altiplano, et il m’accueillit d’autant plus chaleureusement qu’il ressentait peut-être le désir de renouer avec l’enseignement… Il m’associa donc au programme d’un cours au Collège international de philosophie, puis à la préparation des Cahiers de médiologie, puis au jury de sa soutenance de thèse… J’étais devenu médiologue, et avec lui très ami ! Il m’hébergeait rue de l’Odéon lors de mes passages à Paris, nous partagions mille projets, et quelques tournées de conférences ou des plateaux-radio. Nous avions même mis au point une espèce de conférence à deux qui tournait au sketch, « Scrogneugneu et Youp-la-boum », qui plut beaucoup à Louise Merzeau !
Avec Edgar l’amitié se noua quelques années plus tôt, lors d’une présentation qu’il donna des tomes 1 et 2 de La Méthode à Grenoble, en 1980 peut-être ? Je n’avais pas goûté son exposé, et j’allais le lui dire dans les échanges qui suivirent ; au lieu de se fâcher ou d’en rester là, il m’encouragea paradoxalement dans mes critiques de pion de collège, et je fus tellement frappé de cette générosité intellectuelle que je me lançais aussitôt dans la lecture de ces deux gros volumes – qui constituèrent un éblouissement. J’ai lu, annoté, fait cours sur La Méthode 1, 2 et 3 (les tomes suivants sont moins forts à mes yeux), avec je peux le dire un énorme profit. Et bien sûr je me mis, de là, à lire ses autres livres – qu’il m’envoyait régulièrement enrichis d’affectueux paraphes, je dois avoir dans ma bibliothèque un mètre linéaire d’ouvrages de Régis, et autant d’Edgar, tous copieusement dédicacés.
Et il y eut, chemin faisant, Cerisy : un mémorable colloque Edgar Morin, « Arguments pour une méthode » que je dirigeais avec Serge Proulx et Jean-Louis Le Moigne en 1986, puis une décade « Communiquer/Transmettre » autour de Régis et de la médiologie en 2000. Mais aucun des deux ne parut au colloque de l’autre, ils ne se connaissaient pas au niveau de leurs travaux.
C’est donc à moi de dire, devant cette couverture de magazine qui me parle tellement, en quoi ces deux œuvres en moi du moins se rejoignent ! Ce que j’ai appris d’eux, ce que je leur dois et qui me constitue, même s’il est difficile de démêler après coup des apports devenus évidents, ou « plus intimes à moi que moi-même » comme disait à peu près Augustin.
Dans ce numéro de Silex 18-19 que je dirigeais, La Sensibilité écologique (Grenoble 1980), Edgar figure par un entretien, « Travailler avec ce que nous avons l’habitude de refouler »
Morin m’aura non pas inculqué mais, disons, rappelé le sens de la complexité, mot éculé qui renvoie au tissage, à ce qui se trame de solide par l’entrecroisement de fils au départ contraires : le bon usage de la contradiction, de l’affrontement de l’adversaire, en bref des antagonismes dont toute vie se nourrit. À commencer par la mort, sujet-objet de son premier grand livre (1951). Mettant lui-même en pratique cette maxime majeure du bien-vivre, Edgar demeure ouvert aux rencontres, fraternel ; il fallait le voir à Cerisy accueillir chacun, et cultiver en direct cette pensée colloquante, polyglotte ou pluridisciplinaire qui le caractérise ! Je n’avais pas besoin d’Edgar pour comprendre par moi-même les bénéfices de la circulation entre les disciplines, et regretter l’étroitesse des découpages universitaires ; mais sa Méthode m’a stupéfié par le courage intellectuel de l’auteur, sa capacité à remettre en jeu le savoir acquis (où la plupart s’enferment), à repousser sans cesse pour soi-même les bornes du connaissable. Cette joie de comprendre, cette jubilation dans les mises en corrélation, les échos, les liens entre les savoirs font de ce chercheur un maître, mais sans aucune arrogance, aucune autorité venue de l’institution ; la singularité de Morin a fait de lui des années durant un homme seul, pas spécialement fêté par l’establishment (alors qu’il jouit dans son grand âge d’une reconnaissance quasi-universelle), mais sa pensée reliante et circulante, sa sensibilité à l’esprit du temps, ses insatiables curiosités l’ont fait vivre, de plain-pied, avec les individus les plus divers. Il n’était pas habituel je crois, à Cerisy, de réunir autour du même homme des personnalités venues d’horizons aussi différents.
Un trait à souligner encore, car je le partage profondément avec lui, est de toujours concevoir la recherche comme un jeu ; l’esprit d’Edgar s’anime au contact du vôtre, et son visage pétille ; beaucoup d’espièglerie passe dans ses yeux, ou son sourire ; l’intelligence avec lui est une fête, jamais une chose morte. Quelles ressources il nous donne contre les dogmatiques, les tristes, les arrogants de tout poil qui encombrent le débat d’idées ! Et quel élan pour nourrir la pensée…
Régis face à Morin est évidemment plus austère, plus grave d’apparence – même si en privé ou dans nos comités de rédaction il peut se montrer lui aussi espiègle, cocasse, ou éclater d’un rire bruyant. D’une façon générale on voit qu’il se prend au sérieux ; et que la médiologie n’est pas à ses yeux une plaisanterie, ni une mince affaire. « Discipline tarabiscotée », diagnostiquait Laurent Joffrin lors d’une présentation de son inventeur. Je ne crois pas. J’ai adhéré sans réticences au programme tracé par Régis et l’ai accompagné de bon cœur, je suis convaincu moi aussi de notre média-dépendance : que l’esprit n’est pas une fonction qui s’exerce isolément, « fingers in the nose » ou les mains dans les poches, qu’il faut pour réussir la moindre performance symbolique le concours de plusieurs médiations, techniques, institutionnelles et intersubjectives…
L’histoire de nos représentations épouse donc celle de nos équipements socio-techniques, qui font que la mémoire, l’imagination, l’autorité n’ont pas les mêmes formes selon qu’on vit à l’âge de la parole, à celui du livre ou dans notre contemporaine numérosphère, où tout se passe par écrans et claviers d’ordinateurs. Je n’ai jamais aimé les diatribes heideggeriennes contre « la technique » (vocable fourre-tout que je retrouve aujourd’hui en lisant Finkielkraut), elles-mêmes me semblent relever d’un autre âge, idéaliste, ou peu soucieuse d’histoire. Résolument orientée vers le matérialisme, et les usages du corps, la médiologie avait déjà pris pour moi la figure de François Dagognet, qui fut mon président de jury à l’agrégation de philo et que je retrouvai avec plaisir aux côtés de Régis ; mais Derrida déjà, avec la grammatologie, et l’identification dans l’écriture d’une technologie de premier ordre, m’y avait au fond préparé.
Dans ce Nouvel Obs où les deux amis disent leurs révolutions, c’est Régis qui souligne que ce terme, dont on connaît trop les usages grandiloquents, ne s’applique vraiment qu’aux techniques, qui apportent aux hommes des butées, ou des points de non-retour, et poussent donc l’histoire à changer, alors que les soi-disant révolutions politiques demeurent grosses de tant de fausses perspectives, de piétinements et de retours en arrière !
Dans nos Cahiers de médiologie, puis dans la revue Médium qui occupent chez moi aujourd’hui trois bons mètres d’étagère, nous nous sommes donc consacrés collectivement à cette recherche des corrélations entre un âge technique et, disons, une configuration symbolique. Notre cueillette n’allait pas sans ironie, aux dépens d’un idéalisme ou d’une bonne conscience spiritualiste toujours spontanément renaissants. La causalité médiologique a généralement tendance à rabaisser le débat ; ce rasoir d’Occam opposé aux Diafoirus abscons ou aux révolutionnaires lyriques constitue donc une hygiène mentale toujours bienvenue.
Régis aura ainsi joué pour moi le rôle d’un plomb stabilisateur, contre l’extravagance philosophique et ses faciles envolées verbales ; mais en dépit de cette tenace notion de médium, qui fait aussi allusion au milieu, et tire notre médiologie vers une écologie de l’esprit, lui-même semblait jusqu’ici relativement indifférent aux tâches et aux exigences de l’écologie proprement dite, que Morin de son côté avait pris depuis longtemps à bras le corps, et labourait de livre en livre. Avec Le Siècle vert qui vient de paraître chez Gallimard (collection « Tracts »), Régis semble sinon converti, du moins décidé à penser cette grande mutation civilisationnelle. Je suis plongé dans sa lecture, et je consacrerai un prochain billet à cet ouvrage-bilan, ou proposé comme un inventaire de notre « air du temps » (cette métaphore climatique longtemps maniée par Edgar finit par tomber juste).
Du rouge au vert, nos deux amis semblent ainsi voués à s’épauler mutuellement dans ce vaste chantier intellectuel et politique d’une écologie chancelante encore, et où beaucoup pataugent, mais qui constitue à n’en pas douter l’horizon indépassable de notre temps – comme on disait jadis du marxisme.
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